elle, ils s’enflammaient au « feu sacré », et le lendemain ils retrouvaient leur tâche quotidienne : quant à lui, il poursuivait « la démocratisation de l’armée » — quant à elle, elle « approfondissait davantage les conquêtes de la révolution ». Et c’est probablement ainsi qu’aujourd’hui, au palais de l’art prolétarien, les séides du bourreau Dzerjinsky contemplent avec émotion le tableau des « souffrances du jeune Werther » avant d’aller, la nuit même, exercer leur métier de tortionnaires.
En tout cas, les tournées de Kérensky firent grand bruit. À tel point que le feld-maréchal Hindenburg est convaincu, aujourd’hui encore, que le front Sud-Ouest, en juin 1917, avait été commandé par… Kérensky. Dans son livre : Aus meinem Leben, il raconte le remplacement par Kérensky de Broussilov « que les flots de sang russe versés par lui, en Galicie et en Macédoine ( ?) avaient balayé de son poste ». (Le feld-maréchal se trompe gravement touchant les divers théâtres de la guerre). Il parle aussi de l’offensive dirigée par Kérensky, de la défaite qu’il infligea aux Autrichiens à Stanislavov, etc.
Cependant, au Grand Quartier Général, la vie s’éteignait peu à peu. Les rouages administratifs tournaient comme par le passé : tout le monde était occupé, on prenait des décisions, on donnait des ordres. Mais l’âme s’était envolée. Tout ce travail n’était que pur formalisme : on savait bien que tous les projets, que tous les plans stratégiques se briseraient contre des imprévus que le Grand Quartier ne pouvait écarter. Naguère Pétrograd tenait fort peu de compte du Grand Quartier ; — maintenant on commençait à le traiter un peu en ennemi — et le ministère de la Guerre qui entreprenait un vaste travail de réorganisation passa outre tout simplement. Le général Alexéiev fut très affecté par cette attitude : d’autant plus qu’il était en proie aux accès d’un mal qui le torturait. Il supportait avec une patience peu commune les faits portant atteinte à son amour-propre personnel, le dédain de ses droits et de son pouvoir manifesté par l’autorité supérieure. Il mettait autant de patience, de droiture, de sincérité — à recevoir les représentants de l’armée et des organisations politiques, qui abusaient de sa condescendance. Et il travaillait sans trêve, acharné à sauver, au moins, les débris de l’armée. Pour donner l’exemple de l’obéissance, il se soumettait, après avoir protesté. Son caractère n’avait ni la fermeté ni l’ascendant nécessaires pour forcer le Gouvernement Provisoire et les réformateurs civils à compter avec le commandement suprême — mais, d’autre part, il ne se renia jamais pour complaire au pouvoir et à la plèbe.
Le 20 mai, à son retour du front Sud-Ouest, Kérensky passa quelques heures à Mohilev. Il était sous le charme de ses impressions ;