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jour, des étapes pénibles, une lassitude infinie, physique et morale ; tantôt un espoir timide, tantôt une angoisse sans nulle éclaircie…

Je me rappelle le combat des Przemysl, à la moitié de mai. Onze jours de combat violent soutenu par la 4me division de tirailleurs… Onze jours d’un tonnerre infernal vomi par l’artillerie lourde des Allemands, dont le feu rasait littéralement des tranchées entières avec leurs défenseurs. Nous ne ripostions presque pas : nous n’avions rien pour riposter. Les régiments, épuisés à l’extrême, repoussaient les attaques l’une après l’autre, tantôt à coups de baïonnette, tantôt en tirant à bout portant ; le sang coulait à flots, les rangs se clairsemaient, le nombre de tertres funéraires se multipliait… Deux régiments furent presque totalement anéantis rien que par le feu…

Messieurs les Français, Messieurs les Anglais, vous qui avez atteint un degré extraordinaire de technique, il vous sera intéressant d’apprendre ce fait absurde de la réalité russe :

Lorsque, après trois jours de silence de notre unique batterie de six pouces, on nous eut amené cinquante obus, tous les régiments, toutes les compagnies en furent immédiatement informés par téléphone, et les tirailleurs poussèrent un soupir de soulagement…

Et combien amèrement, combien douloureusement ironique nous apparut alors la circulaire de Broussilov, qui, ne pouvant nous donner des obus, nous persuadait, afin de nous encourager, « de relever le moral des troupes », de ne pas attacher une importance exceptionnelle à la supériorité de l’artillerie allemande, car il arrivait, assez souvent, que l’artillerie lourde, après avoir tiré sur nos positions un nombre incalculable d’obus, ne nous causât presque pas de pertes.

Le 21 mai, le général Ianouchkevitch[1] communiquait au Ministre de la Guerre : « L’évacuation de Przemysl est un fait accompli. Broussilov allègue l’insuffisance de munitions, votre bête noire et la mienne… De toutes les armées il ne vient qu’un cri : donnez des munitions… »

Je ne suis pas enclin à idéaliser notre armée. Il me faut dire beaucoup de vérités amères sur son compte. Mais lorsque les pharisiens, chefs de la démocratie révolutionnaire, pour justifier la débâcle militaire, qui fut surtout leur œuvre, affirment que l’armée était déjà sans cela sur le point de se décomposer, ils mentent.

Je ne nie pas les graves défauts relevés dans le système des nominations et de la sélection pour le commandement supérieur, ni les erreurs de notre stratégie, de notre tactique et de notre

  1. Chef de l’état-major du grand-duc Nicolas Nicolaevitch. En 1918, il fut tué par les bolcheviks.