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chagrins. La vive douleur s’était amortie ; le cœur avait épuisé toutes ses larmes et toutes ses plaintes !

Je regardai les loges où se trouvaient les « camarades-soldats » envoyés ici pour surveiller la « contre-révolution ». J’aurais voulu pouvoir lire sur leurs traits leurs impressions. Il me sembla les voir rougir de honte. Probablement je m’étais trompé, car bientôt ils protestèrent bruyamment, réclamant le droit de participer aux votes… et cinq roubles de rétribution par jour, « comme pour les officiers ».

Durant ses 13 séances générales, le congrès vota plusieurs résolutions. Je ne vais pas m’arrêter longuement à toutes les questions d’ordre militaire et technique qui constataient la maladie de l’armée et indiquaient les moyens de la guérir. Je ne ferai que signaler les particularités caractéristiques de ces résolutions qui les distinguaient des autres congrès militaires, de ceux du front, des congrès régionaux et professionnels.

De toutes les classes, de toutes les castes et professions qui, toutes, en ce moment, tentaient d’arracher ce qu’elles pouvaient dans leur intérêt particulier, au gouvernement qui avait lâché les rênes, les officiers seuls n’ont jamais rien demandé pour eux-mêmes. Ils réclamaient un pouvoir au-dessus d’eux et de l’armée. Un pouvoir ferme, unique, national et qui aurait ordonné au lieu d’« en appeler » à la population. Ils réclamaient le pouvoir d’un gouvernement qui se serait appuyé sur la confiance de tout le peuple, et non pas celui d’organisations irresponsables. À un tel gouvernement les officiers auraient apporté une obéissance entière et illimitée sans aucunement prendre en considération les divergences de vue dans les questions sociales. En outre, j’affirme que toute cette lutte de classes, cette lutte sociale qui s’étendait de plus en plus dans le pays, passait sans effleurer les officiers du front occupés de leur travail et plongés dans leur chagrin ; cette lutte les touchait à peine et ne les incitait à aucune participation active ; elle n’éveillait leur attention que lorsque ses résultats ébranlaient l’existence du pays et, en particulier, celle de l’armée. Je parle, bien entendu, des officiers dans leur ensemble ; certaines inflexions du côté de la réaction s’étaient, sans aucun doute, produites, mais, en 1917, elles n’étaient nullement caractéristiques pour le corps des officiers dans son entier.

Un des meilleurs représentants du milieu des officiers, un homme parfaitement cultivé, le général Markov écrivait à Kérensky, désapprouvant son attitude envers les chefs militaires : « soldat de vocation, de naissance et d’éducation, je ne puis juger et parler que de ma profession. Toutes les autres réformes et remaniements dans l’administration de notre État ne m’intéressent qu’en tant que simple citoyen. Mais je connais l’armée, je lui ai consacré les meilleures années de ma vie, j’ai payé ses succès au prix du sang de personnes qui m’étaient proches ; moi-même je suis sorti, plus