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Actuellement, — et c’est une maladie générale — on voudrait placer tout le monde sur de grandes et sur de petites plates-formes, afin que, d’un coup d’œil on puisse inspecter combien il y en a sur chacune. Quant à l’armée, elle a accueilli ouvertement, loyalement et avec enthousiasme, le nouveau régime.

Nous devons tous nous unir sur une seule et grande plate-forme : la Russie est en danger. Il nous incombe à nous membres d’une grande armée, de pourvoir à son salut. Que cette plate-forme nous unisse et nous prête des forces nécessaires pour mener à bien celle œuvre. »

Ce discours, dans lequel s’épanchait toute l’inquiétude profonde du chef de l’armée, fut le prologue de son éloignement. La démocratie révolutionnaire, dès la fameuse séance du 4 mai avec les commandants en chef, avait prononcé la condamnation du général Alexéiev ; à présent, après le 7 mai, la presse de gauche souleva une campagne impitoyable contre lui, dans laquelle le journal officiel des Soviets, les « Izvestia » rivalisait avec les journaux de Lénine par la trivialité et les inconvenances de ses attaques. Cette campagne eut d’autant plus d’importance que, dans cette question, le ministre de la guerre Kérensky se plaçait manifestement du côté des Soviets.

Pour compléter les paroles du Chef suprême, je dis dans mon discours en touchant la situation intérieure du pays :

« … Par la force inéluctable des lois historiques, l’autocratie a été renversée et le pouvoir passa au peuple. Nous sommes au seuil d’une existence nouvelle, si ardemment attendue et pour laquelle des milliers d’idéalistes ont langui dans les mines de la Sibérie, ont péri dans l’exil, au milieu des toundras désertes et sont, maintes fois, montés à l’échafaud.

« Mais c’est avec inquiétude et perplexité que nous envisageons l’avenir.

« Car la liberté n’existe pas pour les tortionnaires révolutionnaires. Car la vérité est absente de la voix du peuple falsifiée !

« Car il n’y a pas égalité dans la persécution des classes !

« Car, enfin, où est la force réelle dans la bacchanale effrénée où tous essayent d’arracher le plus possible à la pauvre Russie pantelante, où des milliers de mains avides se tendent vers le pouvoir, en ébranlant ses fondements ? »

Les séances du congrès commencèrent. Ceux qui y ont assisté, en ont, bien certainement, remporté l’impression ineffaçable de ce récit douloureux des souffrances subies par les officiers de l’armée russe.

Aucune plume ne saurait rendre les paroles des « capitaines Bouravine » et des « lieutenants Albov », telles qu’elles furent alors prononcées ; avec un calme qui glaçait l’âme des auditeurs, ils touchaient à leurs peines les plus intimes, à leurs plus profonds