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— Lui, votre « nouvel ami », — vous incite à la révolte, à la violence, aux usurpations. Comprenez-vous pour qui c’est profitable qu’en Russie le frère s’élève contre le frère, que dans les pogroms et les incendies se consument le bien non seulement des capitalistes mais aussi de tous les ouvriers et de tous les paysans ? Non, ce n’est pas par des violences, mais par les lois et le droit que vous obtiendrez et les terres et la liberté, et une existence supportable. Vos ennemis ne sont pas ici, — ce ne sont pas les officiers ; ils sont là, derrière les fils de fer barbelés, — ce sont les Allemands. Et jamais nous n’aurons ni la liberté, ni la paix, si nous restons ignominieusement, lâchement sur place, tandis que dans l’élan irrésistible de l’offensive…

Était-ce que l’impression produite par le discours de Sklianka avait été trop vive, était-ce que les soldats s’offensèrent du terme « lâchement » — l’homme le plus poltron, le plus lâche, ne pardonne jamais qu’on le lui fasse sentir, — était-ce, enfin, qu’Albov avait prononcé le mot exécré d’ « offensive » que, depuis quelque temps, on ne tolérait plus au régiment, mais le fait est qu’on ne le laissa plus parler.

La foule rugissait, vomissait des injures et se pressait de plus en plus compacte, vers l’estrade, dont elle brisa la rampe. La situation devenait critique : une rumeur sinistre montait de la foule, des visages haineux, des mains menaçantes se tendaient vers la tribune. L’enseigne Iasny se fraya un chemin jusqu’à Albov et le prenant par le bras, l’entraîna de force vers la sortie. Là accouraient aussi, précipitamment, les soldats de la première compagnie et, grâce à eux, mais à grand’ peine, Albov réussit à sortir de la foule qui l’accablait d’injures. Quelqu’un lui lança encore :

— Attends seulement, fils de chien, tu auras ton compte !

Puis vint la nuit. Le camp était plongé dans le silence. Le ciel couvert de nuages. Il faisait nuit noire. Albov, assis sur la couchette, dans son étroite tente, faiblement éclairée par un bout de chandelle, écrivait un rapport au commandant du régiment :

« L’état d’officier, impuissant, bafoué, ne rencontrant de la part des subalternes que méfiance et insubordination, rend absurde et vain le service dans cette condition. Je viens vous prier d’intercéder pour que je sois dégradé, afin que comme soldat je puisse remplir honorablement et jusqu’au bout mon devoir. »

Il s’étendit sur son lit, la tête entre les mains.

Un vide inexprimable, oppressant, l’envahit, comme si une main invisible avait retiré toute pensée de sa tête, toute douleur de son âme. Mais qu’est-ce donc ? Un bruit se fit entendre, le mât de la tente fut arraché, la bougie s’éteignit. On tomba sur lui en masse : une grêle de coups terrible, impitoyables s’abattit sur tout son corps. Il ressentit une douleur aiguë, intolérable à la tête, à la poitrine. Son visage se couvrit comme d’une ondée tiède et visqueuse. Puis, tout devint calme, paisible, comme si ce qui avait