Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/241

Cette page n’a pas encore été corrigée

Je crains que cela ne finisse mal pour lui. Avez-vous entendu ce qu’on a fait au commandant du régiment Doubowsky, pour avoir refusé de confirmer la nomination du chef que la compagnie s’était choisie et pour avoir fait mettre aux arrêts trois agitateurs ? On l’a crucifié. Eh oui, mon cher. On l’a cloué à un arbre, et, à tour de rôle, on lui a planté les baïonnettes au travers du corps, on lui a coupé les oreilles, le nez, les doigts…

Il se prit la tête à deux mains.

— Mon Dieu, d’où cela vient-il que les hommes sont si brutaux, si cruels et si bas…

À l’autre bout de la salle les officiers discutaient la question qui tenait le plus à cœur à tout le monde : où s’en aller…

— T’es-tu inscrit dans le bataillon révolutionnaire ?

— Non, cela n’en vaut pas la peine : il se trouve être formé sous la surveillance suprême du Comité exécutif ; il aura aussi ses comités, ses élections et sa discipline « révolutionnaire ». Ce n’est rien pour moi.

— On dit que Kornilov est en train d’organiser des régiments de la mort, à Minsk, on en formerait de même. Ce serait bien de…

— Quant à moi j’ai présenté ma demande de permutation dans notre brigade de tirailleurs en France. Je ne sais seulement comment faire avec la langue.

— Hélas, mon vieux, vous venez trop tard, — fit de l’autre bout de la chambre le lieutenant-colonel. Il y a beau temps que le gouvernement y a envoyé des « camarades-émigrés » pour éclairer les esprits. Et maintenant nos bataillons sont quelque part dans le midi de la France, à l’état de prisonniers de guerre ou de bataillons disciplinaires, que sais-je.

En somme, ces conversations n’avaient pour tous qu’une portée purement platonique, car leur situation était sans espoir et sans issue. Ils rêvaient à haute voix comme, jadis, les Trois Sœurs de Tchekhov rêvaient de Moscou ([1]). C’était si bon de s’imaginer un pays extraordinaire, où la dignité humaine n’était pas constamment ravalée, où l’on pouvait vivre en paix et mourir loyalement, sans qu’il fût fait violence et outrage à vos actions les plus méritoires. Ce n’est que…

— Eh, Mitka, du pain ! cria d’une voix retentissante l’enseigne Iasny.

Ce Iasny était un original. Grand, fort, avec une crinière et une barbe d’un rouge de cuivre, il était la personnification de la force terrienne et de la bravoure. Il avait quatre croix de Saint-Georges et pour ses exploits sur le front avait été promu officier. Il ne savait s’adapter aux nouvelles tendances, prononçait « lévorution » et « métink » et ne pouvait se réconcilier avec le nouveau régime. Les origines indubitablement démocratiques de Iasny, sa

  1. Drame de Tchekhov, Les Trois Sœurs.