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sur lequel se lisaient, de loin, en lettres blanches, les mots suivants :

« À bas la guerre ! »

C’étaient de nouvelles réserves qui s’approchaient. Aussitôt, comme sur un signal donné, tous les soldats qui s’exerçaient quittèrent leurs rangs et coururent au-devant des nouveaux venus.

— Eh, les pays, de quel gouvernement êtes-vous ?

Et une conversation animée s’ensuivit sur les différentes questions d’actualité, questions pleines d’intérêt passionné, palpitant : que fait-on avec les terres, aura-t-on bientôt la paix… On s’intéressait pourtant aussi de savoir s’il n’y avait pas de véritable eau-de-vie, car celle qu’on distillait soi-même, en assez grande quantité, à la « distillerie » du 3ème bataillon, était par trop mauvaise et avait même provoqué des symptômes morbides.

Albov se rendit au mess. Les officiers se réunissaient pour le dîner. Mais où étaient l’animation de naguère, les causeries pleines d’intimité, les rires joyeux et tous les souvenirs de la vie de camp, orageuse, sévère, mais, par contre, glorieuse ! Les souvenirs sont flétris, les rêves envolés, et la dure réalité pèse lourdement sur tous.

On ne parlait que d’une voix contenue, s’interrompant au beau milieu de la conversation ou bien s’exprimant à mots couverts, car les domestiques du mess pouvaient les dénoncer, et parmi les officiers, il y avait de nouvelles figures… Il n’y a pas longtemps de ça le comité du régiment, sur le rapport d’un des serviteurs, avait examiné l’affaire d’un officier du régiment, chevalier de Saint Georges et auquel le régiment était redevable d’un de ses plus hauts faits. Il paraît que ce commandant avait dit quelque chose des « esclaves révoltés ». Et, bien qu’il eût été démontré que ces paroles n’étaient pas de lui, mais qu’il n’avait fait que citer le discours du camarade Kérensky, le comité lui exprima son « indignation » ; force lui fut de quitter le régiment.

Le personnel des officiers se modifia. Il ne restait que deux ou trois officiers de carrière. Les uns avaient péri ; les autres étaient estropiés ; les troisièmes ayant reçu des « marques de désapprobation et de manque de confiance » erraient par le front, assiégeaient les états-majors, s’inscrivaient dans les bataillons de la mort, dans les différentes institutions de l’arrière ; d’autres, enfin, plus démoralisés, retournaient tout simplement chez eux. L’armée n’avait plus que faire de ceux qui détenaient ses traditions d’honneur et de gloire, — c’étaient de vieux préjugés bourgeois, réduits en poussière par l’esprit créateur de la révolution…

Le régiment entier était au courant de l’événement qui s’était produit, ce matin même, dans la compagnie d’Albov. On lui demanda des détails. Le lieutenant-colonel, assis à côté de lui, hocha la tête.

— Notre vieux est un brave. Il en va de même pour la 5ème compagnie…