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sang. Il en fut ainsi dans les Carpathes, sur le Stokhod, pendant la deuxième affaire de Przemysl (printemps 1917), etc.

Le moral des troupes fut surtout affecté par la grande retraite de Galicie, la lutte sans victoires aux fronts du Nord et de l’Ouest et le séjour énervant de plus d’un an dans les tranchées.

J’ai déjà parlé des officiers. Leurs grands et petits défauts s’accentuaient à mesure que la composition de leurs cadres se modifiait. On ne s’attendait pas à une campagne aussi longue ; c’est pourquoi l’administration de l’armée ne ménageait pas les cadres d’officiers et de sous-officiers et les versait, dès le début de la guerre, dans l’armée active.

Je me rappelle un entretien qui eut lieu au moment de la mobilisation contre l’Autriche, dans la maison de W.-M. Dragomirov, un des généraux influents de l’armée. On apporta un télégramme : l’Allemagne avait déclaré la guerre… Un grave silence se fit… Tout le monde demeurait songeur.

— Quelle sera, pensez-vous, la durée de la guerre ? demanda quelqu’un à Dragomirov.

— Quatre mois…

Certaines compagnies partaient au front avec cinq ou six officiers. Et comme, invariablement, dans toutes les circonstances, les officiers de carrière (ainsi que, plus tard, la plupart des autres officiers) donnaient, dans leur ensemble, l’exemple de la vaillance, de l’audace et du dévouement[1], la plupart d’entre eux furent, naturellement, exterminés. On utilisa de la même façon peu raisonnable l’autre élément stable de l’armée, les sous-officiers de réserve dont le nombre, dans la première période de la guerre, lorsqu’ils faisaient office de simples troupiers, atteignait parfois les 50 % des contingents de la compagnie.

Les relations entre les officiers et les soldats de l’ancienne armée ne s’inspiraient pas toujours de principes sains. On ne peut nier qu’il existait entre eux un certain éloignement qui se traduisait de la part des uns par un manque d’intérêt pour les besoins spirituels des soldats, et de la part des autres, par une méfiance et un sentiment rancunier. Cependant, ces relations s’amélioraient sensiblement au fur et à mesure que disparaissaient les barrières de caste et de classe. La guerre rapprocha encore plus officiers et soldats, créant, dans certaines unités, surtout celles de ligne, une véritable fraternité d’armes. Il convient cependant de faire une réserve : extérieurement, les relations étaient empreintes de ce

  1. Sous ce rapport, on ne peut rien reprocher à la plupart des chefs supérieurs. La bravoure personnelle, allant parfois jusqu’à la témérité insensée, est chose fréquente parmi eux.