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— Ça va mal, Petrovitch. On n’a pas confiance en nous.

— Mais en qui, grand Dieu, ont-ils confiance ; voilà, par exemple, la semaine passée, dans la 6ème compagnie, ils ont choisi eux-mêmes leur sergent ; eh bien, maintenant, ils se fichent de lui, ne lui laissent pas dire un mot…

— Et qu’adviendra-il après ?

Le sergent rougit et répondit à mi-voix :

— Après… viendra le règne des Soloveitchik ; ils nous domineront et nous serons, comme qui dirait, leurs bêtes de somme… Voilà ce qui adviendra, votre honneur !

Enfin la relève se présenta. Le capitaine Bouravine commandant la 5ème compagnie entra dans la cahute. Albov lui proposa de prendre connaissance du secteur, il lui expliquerait la disposition de l’ennemi.

— Si vous le voulez, bien que cela n’ait aucune importance, car, de fait, je ne commande plus la compagnie, je suis boycotté.

— Comment cela ?

— Mais oui… On a choisi pour capitaine l’aspirant, mon subalterne, et l’on m’a destitué sous prétexte d’attachement à l’ancien régime, car, voyez-vous, j’avais ordonné de faire l’exercice deux fois par jour ; vous savez que les renforts nous arrivent sans préparation aucune. Ce fut l’aspirant — qui, le premier, vota mon éloignement. — « On vous en a assez fait voir, avait-il dit aux hommes. À présent votre heure est venue. Il faut donner un bon coup de balai, à commencer par les chefs. Un jeune saura tout aussi bien s’y prendre avec un régiment pour peu qu’il soit un vrai démocrate et sache défendre les droits des soldats ». Je m’en serais allé, mais le commandant du régiment s’y est catégoriquement opposé et m’a défendu de remettre à qui que ce soit la compagnie. La voilà donc avec deux chefs. Depuis cinq jours j’endure ça. Écoutez, Albov, vous n’êtes pas pressé ? Alors, causons un peu. J’ai le cœur meurtri. Albov, l’idée du suicide ne vous est-elle jamais venue en tête ?

— Pas jusqu’à présent.

Bouravine se leva brusquement.

— Comprenez-vous, ils m’ont sali l’âme, ils ont insulté à ma dignité d’homme, et ainsi chaque jour, à chaque heure, dans chaque mot, dans chaque regard et chaque geste, je me sens continuellement bafoué, insulté, outragé. Que leur ai-je fait ? Voilà huit ans que je suis au service, sans famille, sans feu, ni lieu. Toujours au régiment, dans mon cher régiment. Deux fois, j’ai été blessé, mais sans attendre la convalescence complète je revenais en toute hâte au régiment, — et voilà ! J’aimais les soldats, — c’est gênant de le dire soi-même, mais ils se souviennent fort bien comment maintes fois je passais en rampant sous les fils de fer barbelés pour ramener des blessés… Et maintenant… Eh bien oui, je révère le drapeau du régiment et je hais leurs chiffons rouges. J’accepte