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ne pouvant se réconcilier avec le nouveau régime, se retira de l’armée. Il vivait dès lors à Temirhanchoura, ne dépassait pas les limites de son jardin et portait toujours son uniforme de général et ses croix de Saint Georges, même aux jours du bolchevisme. Un jour que les bolcheviks se présentèrent chez lui pour y procéder à une perquisition et voulurent lui enlever ses décorations et ses épaulettes, le vieux général passa dans la pièce voisine et se brûla la cervelle…

Que celui qui veut, rie de ces « préjugés désuets ». Quant à nous, nous honorerons sa glorieuse mémoire.

Ainsi donc, la révolution s’accomplit.

Il ne pouvait y avoir de doute qu’un pareil cataclysme n’eût une répercussion profonde dans l’existence nationale. La révolution devait violemment ébranler l’armée, relâchant et brisant tous les liens historiques par lesquels elle se maintenait encore. Ce résultat était logique, naturel et ne pouvait être conjuré ; il ne dépendait ni de l’état dans lequel se trouvait alors l’armée, ni des rapports réciproques des commandants militaires et de leurs hommes. Nous ne pouvons considérer ici que les circonstances qui auraient pu retenir l’armée de la chute et qui l’entraînèrent à sa déchéance.

Et puis vint le nouveau pouvoir.

Il aurait pu comprendre trois éléments différents : le haut commandement (la Dictature militaire) ; la Douma d’Empire, où la bourgeoisie aurait prédominé (le Gouvernement Provisoire), et la démocratie révolutionnaire (le Soviet). Ce fut le Gouvernement Provisoire qui devint le pouvoir suprême. Les deux autres éléments se comportèrent envers lui de manière très différente : tandis que le haut commandement s’y soumettait sans réplique et, par conséquent, était contraint de suivre ses ordres, le Soviet usurpait peu à peu sa place.

Le gouvernement était dans l’alternative : ou bien il réprimerait le plus sévèrement, le plus impitoyablement, les mouvements subversifs qui se produiraient dans l’armée, ou bien il s’y prêterait avec indulgence. Sous la pression du Soviet et par manque de fermeté et de compréhension des lois régissant l’existence de la force armée, le pouvoir prit le second parti.

Ce fait décida du sort de l’armée. Toutes les autres circonstances, tous les éléments, phénomènes et influences n’eurent pour effet que de ralentir la décomposition de l’armée et d’éloigner le moment de sa chute.

Les jours radieux d’union touchante et joyeuse entre officiers et soldats s’envolèrent bien vite pour faire place à des heures moroses, pesantes et pleines de soucis. Cependant ils eurent leur temps, ces jours heureux, ce qui fait croire qu’il n’existait pas d’abîme infranchissable entre les deux rives, entre lesquelles l’inexorable logique de la vie, depuis longtemps, tendait à jeter un pont.