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CHAPITRE XXII

L’état de l’armée au moment de l’offensive de juin.


Après avoir signalé les différents facteurs qui, de l’extérieur, agirent sur la vie militaire, et les services rendus pendant la guerre par l’armée russe, naguère vaillante et héroïque, je passerai maintenant aux jours tragiques de sa déchéance.

Mon père avait été officier dans un régiment de ligne. Moi-même jusqu’à la guerre européenne ai servi pendant vingt-deux ans en qualité d’officier dans d’obscures unités de ligne et dans les petits états-majors ; je fis aussi, bien entendu, les deux ans de la guerre russo-japonaise. Je vivais de la même existence que les officiers et les soldats, partageant leurs joies et leurs peines ; je consacrai à cette vie qui me tenait de si près, de nombreuses pages dans la presse militaire. De 1914 à 1920, presque sans interruption, je fus à la tête des troupes que je conduisais au combat sur les champs de bataille de la Russie Blanche, de la Volhynie, en Galicie, dans les montagnes de la Hongrie, en Roumanie et puis… et puis dans la cruelle guerre civile qui déchirait ma Patrie.

Je suis plus autorisé de parler de l’armée et de m’en faire le porte-parole que tous ces représentants des partis socialistes qui lui sont totalement étrangers et qui, avec leur présomption outrecuidante, y ayant à peine touché, voulurent ébranler les fondements de son existence, se permettaient de juger les chefs et les guerriers, d’émettre le diagnostic de sa grave maladie et qui, maintenant, après toutes les expériences et les dures épreuves, ne désespèrent pas de pouvoir exploiter cette arme puissante et redoutable au profit de leur convoitise de partis et d’étroits intérêts sociaux. Mais pour moi, l’armée ne représente pas seulement un phénomène historique, social et moral ; pour moi, — c’est presque toute ma vie. J’y retrouve tant de souvenirs aimés et inoubliables ; j’y retrouve l’ensemble enchevêtré des jours heureux et des jours tristes si rapidement écoulés ; j’y retrouve, enfin, tant de sépulcres chéris et tous les rêves ensevelis et toute ma foi inébranlable.

C’est avec précaution qu’il faut toucher à l’armée, se rappelant toujours que non seulement les principes et les faits historiques, mais tout aussi bien les détails de son existence, pour infimes qu’ils paraissent, sont pleins d’importance et de sens profond.

Lorsque la révolution éclata, un ancien vétéran, adoré des officiers comme des soldats, le général Paul Ivanovitch Mistchenko,