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Cependant, le front allemand de l’Est était, en ces jours, dans une angoisse mortelle : « C’était un moment critique ; nous avions épuisé tous nos moyens et nous savions fort bien que personne ne viendrait à notre secours si les Russes avaient envie de nous attaquer ».[1]

D’ailleurs, à Broussilov aussi il arriva un jour un épisode peu connu et qui ajoute un trait intéressant à la caractéristique de ce général, un des acteurs principaux de la campagne. Après l’opération brillante de la 8e armée, opération qui aboutit au passage des Carpathes et à l’invasion de la Hongrie, il survint, en décembre 1914, dans l’esprit du Commandant de l’armée, le général Broussilov, une espèce de crise psychologique : sur le coup de l’échec partiel de l’un des corps d’armée, il donna l’ordre de la retraite générale, et l’armée recula rapidement. On se croyait sans cesse forcé, attaqué, cerné par la cavalerie ennemie menaçant prétendument l’état-major de l’armée lui-même. À deux reprises, le général Broussilov leva son état-major avec une hâte frisant la panique ; devançant de beaucoup le gros de l’armée et perdant tout contact avec elle.

Nous reculions jour après jour, faisant de longues et fatigantes étapes et n’y comprenant absolument rien : les Autrichiens n’avaient sur nous aucune supériorité, ni numérique, ni morale, et ne nous pressaient pas trop. Mes tirailleurs et les régiments voisins de Kornilov effectuaient tous les jours des contre-attaques rapides, faisaient beaucoup de prisonniers et s’emparaient de mitrailleuses.

Le Quartier Général était encore plus étonné. Les rapports qu’il présentait tous les jours et où il démontrait que le recul n’était nullement justifié, demeuraient sans résultat, sinon de mettre Broussilov dans une violente colère. Enfin, l’État-major trouva un autre moyen d’agir sur le général :

On fit venir un ami de Broussilov, le vieux général Pantchoulidzev[2] et on le convainquit que si cela continuait, l’armée pourrait soupçonner une trahison, et alors les choses tourneraient mal…

Pantchoulidzev alla trouver Broussilov. Il y eut entre eux une scène émouvante, à la fin de laquelle on trouva Broussilov en larmes et Pantchoulidzev évanoui. Le même jour fut signé l’ordre d’attaquer ; l’armée passa facilement et rapidement à l’offensive, poursuivant les Autrichiens, et rétablit tant la situation stratégique que la réputation de son chef.

Il faut dire que non seulement les troupes, mais les chefs eux-mêmes, ne recevant que des renseignements insuffisants et rares sur les opérations, ne se rendaient pas très bien compte des combinaisons stratégiques d’ordre général. Quant aux troupes, elles ne commençaient à les critiquer que lorsqu’il fallait les payer de leur

  1. Ludendorff. Mes souvenirs de guerre.
  2. Chef des services sanitaires de l’armée.