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publications — la « Pravda », l’« Okopnaya Pravda », le « Social-Démocrate », et autres créations de la pensée et de la conscience socialiste russe qui surpassaient de beaucoup en violence et en argumentation, l’éloquence jésuitique de leurs confrères allemands. Pendant ce temps l’assemblée générale des « délégués du front » à Pétrograd, promulguait une ordonnance selon laquelle on autorisait la fraternisation dans le but… de propagande révolutionnaire dans les rangs de l’armée ennemie !…

On ne peut lire, sans la plus vive émotion, l’exposé des moments vécus par Kornilov, qui en qualité de commandant de la 8ème armée, au commencement de mai, donc quelque temps après la révolution, eut pour la première fois à constater ce phénomène fatal de la vie du front. Il fut consigné, alors, par le capitaine de l’état-major général, Nejintzev, dans la suite l’héroïque commandant du régiment Kornilov et qui, en 1918, succomba dans la lutte contre les bolcheviks, lors de l’assaut d’Ékatérinodar.

« Lorsque nous pénétrâmes dans la ligne de feu de nos positions, — écrivait Nejintzev — le général Kornilov était sombre. Les mots « infamie », « trahison » qu’il laissa tomber, rendirent seuls l’impression du silence mortel des positions. Puis il ajouta :

— Sentez-vous toute l’horreur, tout le cauchemar de ce silence ? Comprenez-vous que les yeux des observateurs de l’artillerie ennemie sont fixés sur nous et qu’on ne nous tire pas dessus ? Oui, l’ennemi se moque de nous comme d’un adversaire négligeable… Se pourrait-il que le soldat russe eût renseigné l’ennemi de mon arrivée sur le front …

« Je me taisais, mais les larmes que je vis dans les yeux du héros, larmes pour moi sacrées, m’émurent profondément… et dans mon for intérieur je jurai à mon général que je donnerais ma vie pour lui, que je mourrais pour notre Patrie. Comme s’il eût deviné mes pensées, le général Kornilov fit un brusque mouvement vers moi, me serra la main, puis se détourna, comme s’il eût honte de cette faiblesse passagère.

« Les rapports du nouveau commandant avec son infanterie débutèrent par un meeting organisé par les troupes de réserve qui, à toutes les raisons qu’on leur donnait de la nécessité de reprendre l’offensive, opposaient l’inutilité de continuer une guerre « bourgeoise », menée pour le plaisir des « militaristes »… Lorsque le général Kornilov après deux heures de vaine discussion, physiquement et moralement accablé, se rendit dans les tranchées, un tel tableau se présenta à ses yeux qu’assurément aucun homme de guerre de notre époque ne s’y serait attendu.

« Nous parvînmes au système des fortifications, où les lignes des tranchées des parties adverses étaient séparées ou plutôt reliées par des fils de fer barbelés… La venue du général Kornilov fut accueillie… par un groupe d’officiers allemands qui dévisagèrent insolemment le commandant de l’armée russe ; derrière eux se