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Rien de surprenant, dans ces conditions, que durant toute la campagne, notre stratégie ne se soit distinguée, ni par l’élan, ni par l’audace. Telles furent les opérations au front nord-ouest, en Prusse Orientale, et, en particulier, la manœuvre honteuse de Rennenkampf ; telles furent les tentatives obstinées de forcer les Carpathes contre lesquels se sont brisées les armées du sud-ouest, en 1915 ; telle fut, enfin, l’offensive déclenchée au printemps de 1916.

Ce dernier épisode est si caractéristique pour le commandement supérieur et si grave par ses conséquences, qu’il convient de s’y arrêter plus longuement.

Lorsque, au mois de mai 1916, les armées du sud-ouest eurent pris l’offensive couronnée d’un immense succès (plusieurs armées autrichiennes avaient été mises en déroute et ma division, après avoir pris Loutzk, marchait par grandes étapes sur Vladimir en Volhynie), j’estimai, comme nous tous, que c’était précisément notre opération qui constituait la cheville ouvrière de l’offensive, que c’était notre front qui portait à l’adversaire le coup principal.

Plus tard, il apparut que le coup principal devait être porté au front d’Ouest, tandis que l’armée de Broussilov n’effectuait qu’une démonstration. L’État-major avait bien gardé le secret. Dans la direction de Vilna étaient concentrées des forces énormes, une nombreuse artillerie comme nous n’en avons jamais eue, et des moyens techniques. Depuis plusieurs mois les troupes préparaient des places d’armes en vue de l’offensive. Enfin, tout était prêt et le succès des armées du Sud, en attirant l’attention et les réserves de l’adversaire, promettait le même succès aux armées de l’Ouest.

Et voici que, presque à la veille de l’offensive prévue, eut lieu, par fil, cet entretien devenu historique entre le Commandant en Chef des Armées de l’Ouest, le général Evert, et le Chef de l’État-major du généralissime, le général Alexéev. L’essentiel de cet entretien se résume ainsi :

A. : La situation demande une solution immédiate. Êtes-vous prêt pour commencer l’offensive, êtes-vous sûr du succès ? Ou bien vaut-il mieux développer l’avance de Broussilov ?

E. : Je ne suis pas sûr du succès. Les positions de l’adversaire sont très fortes. Nos troupes devront attaquer des positions où elles ont déjà échoué.

A. : En ce cas donnez immédiatement l’ordre de transférer les troupes au front du Sud-Est. Je ferai mon rapport à l’empereur.

Et l’opération, si longuement attendue, si méthodiquement préparée, échoua. Les corps d’armée de l’Ouest nous joignirent trop tard. Notre offensive se brisa. Ce fut ensuite la tuerie insensée sur les bords marécageux du Stokhod, où les régiments de la garde, qui venaient d’arriver, perdirent le plus beau de leurs contingents.