Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/201

Cette page n’a pas encore été corrigée

dire, nous ne pouvons l’accepter. Elle renversera définitivement ce qui est encore debout.

Laissez-moi vous raconter un événement qui se passa à l’époque où je remplissais provisoirement les fonctions de chef d’état-major du généralissime.

Le 13 février de cette année, j’adjurai l’ex-empereur de créer un ministère responsable. Je jouai mon dernier atout : j’exposai notre situation internationale, les sentiments de nos alliés, je supputai les éventualités — mais alors je perdis la partie.

Je vais essayer aujourd’hui de définir notre situation internationale. Si nous refusons de continuer la guerre, nous ignorons comment nos alliés accueilleront notre défection. Nous ne pouvons exiger qu’ils nous découvrent leurs pensées secrètes. Mais il nous est arrivé souvent, pendant la guerre, en face d’un problème, de conjecturer « la solution de l’ennemi ». Nous pouvons essayer maintenant de deviner « le solution des alliés ».

Au début de la révolution, tout alla bien — puis la bourrasque nous a emportés. Nous nous relèverons, je l’espère : j’ai confiance en notre bon sens. Mais si nous n’y réussissons pas, si nos alliés se convainquent de notre impuissance, ils n’auront plus qu’une seule issue, s’ils veulent se conformer aux principes du réalisme politique : ils devront conclure une paix séparée. Et, ce faisant, ils ne renieront nullement leurs engagements. N’avons-nous pas promis de nous battre à leurs côtés ? Or — maintenant — nous ne bougeons pas. Si les uns se battent, tandis que les autres, impassibles comme des idoles chinoises, attendent, dans leurs tranchées, les résultats de la lutte, avouez que les premiers peuvent bien songer à une paix séparée. Et cette paix se fera sûrement à nos dépens. Nos alliés ne peuvent rien donner aux Austro-Allemands : leurs finances sont désorganisées et ils ne possèdent pas de richesses naturelles. Nous en avons d’immenses, qui n’ont pas encore été exploitées. Mais nos alliés n’en viendront là qu’à la dernière extrémité : en effet, pareille paix serait plutôt un armistice de longue durée. Une fois rétablis à nos dépens, les Allemands, tout pénétrés des doctrines du XIXe siècle, se jetteraient sur nous et sur nos anciens alliés.

Mais pourquoi, m’objecterez-vous, ne conclurions-nous pas les premiers cette paix séparée dont vous parlez ? Avant tout, je me placerai sur le terrain moral. C’est la Russie — n’est-il pas vrai ? — qui a pris des engagements, et non pas l’autocrate déchu. Je connaissais bien, tandis que vous l’ignoriez encore, la duplicité du Romanov : peu après 1904-1905 il avait fait un traité avec Guillaume tandis que l’alliance franco-russe existait déjà. Le peuple russe, émancipé, ne peut oublier son devoir. Examinons maintenant la situation du point de vue matériel. Si nous entrons en pourparlers avec l’ennemi, nos alliés, au bout de deux ou trois jours, en seront informés. De leur côté, ils commenceront à négocier. Et ce sera comme dans une vente aux enchères : au plus offrant. Les alliés