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gouvernement n’est solide que lorsqu’il s’appuie sur une armée réalisant vraiment la force de tout le peuple.

LE GÉNÉRAL DRAGOMIROV. — À l’armée, le sentiment qui domine, c’est un ardent désir de paix. Il est facile de se concilier les sympathies des soldats : il suffit de prêcher la paix sans annexion et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La foule ignorante comprend à sa manière la formule « sans annexion » ; elle est incapable de concevoir la situation des différents peuples ; et elle demande toujours plus souvent : « Pourquoi les démocraties alliées ne se rangent-elles pas à notre opinion ? » Elle aspire à la paix de toute son énergie ; à tel point que les troupes qui arrivent des dépôts refusent de s’équiper : « À quoi bon ? Nous n’avons pas l’intention de faire la guerre. » On a cessé de travailler. Il faut prendre des mesures sévères même pour empêcher que l’on emporte le caillebotis des tranchées ou pour que les routes soient tenues en bon état.

Dans un de nos meilleurs régiments l’entrée du secteur fut décorée d’un drapeau rouge portant l’inscription : « La paix à tout prix ! » Un officier lacéra ce drapeau — mais il dut s’enfuir pour échapper aux soldats du régiment de Piatigorsk qui le cherchèrent toute une nuit à Dvinsk. L’état-major l’avait soustrait à leur poursuite.

L’expression déshonorante de « suppôts de l’ancien régime » a chassé les meilleurs officiers. Tous, nous avons souhaité la révolution, mais beaucoup d’excellents chefs, dont l’armée était fière, ont été mis à la retraite pour avoir essayé d’enrayer la désorganisation, ou pour n’avoir pas su s’adapter.

Mais ce qui est plus dangereux encore, c’est l’inertie, l’aveulissement. L’égoïsme s’est développé formidablement. Chaque unité ne pense qu’à soi. Tous les jours, au sujet de la relève, des munitions, etc., on voit arriver une série de délégations. Il faut leur donner des explications qui puissent les convaincre et cela ne laisse pas de compliquer le travail des chefs. On est forcé de marchander longtemps pour obtenir ce qui s’effectuait jadis sans discussion. Si l’ordre est donné de transférer une batterie dans un autre secteur, immédiatement les soldats s’agitent : « Vous nous affaiblissez, donc vous nous trahissez. »

Quand il nous parut nécessaire de prélever sur le front nord un corps d’armée qu’on tiendrait en réserve pour le cas où l’ennemi opérerait une descente (la flotte de la Baltique aurait été trop faible pour s’y opposer), il nous fut impossible de réaliser cette mesure. « Notre front est déjà trop étendu, nous déclara-t-on, si vous l’étendez encore, nous ne tiendrons pas ». Autrefois cependant, tous nos regroupements s’effectuaient sans la moindre difficulté. En septembre 1915, onze corps furent prélevés sur le front ouest et cela nous évita une déroute qui aurait pu être décisive. Aujourd’