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La révolution devait, paraissait-il, nous donner l’enthousiasme, l’élan et, par conséquent, la victoire. Malheureusement, cette exaltation que nous attendions ne s’est pas manifestée. Au contraire, nous voyons s’étaler les sentiments les plus vils : on ne pense qu’à soi, on veut sauver sa peau, on oublie la Russie et son avenir.

Que fait, me demandez-vous, l’autorité qui peut convaincre, qui peut contraindre aussi, s’il est nécessaire ? L’armée n’a pas encore digéré, je dois le dire, les réformes qui l’ont ébranlée, désorganisée. Et pourtant, la vie de l’armée dépend de la discipline. Si nous descendons encore la pente, ce sera la décomposition complète.

Les commandants en chef vont exposer une série de faits qui vous montreront où nous en sommes. Puis je conclurai et je ferai connaître les desiderata et les prescriptions dont nous exigeons l’accomplissement.

Le général Broussilov. — Avant tout, je dois vous dire ce que sont, aujourd’hui, le corps des officiers et la masse des soldats. La cavalerie, l’artillerie, le génie ont conservé jusqu’à 50% de leurs cadres. L’infanterie, par contre, a essuyé de grosses pertes : tués, blessés, prisonniers, déserteurs (en nombre important) ; voilà pourquoi certains régiments ont renouvelé leur effectif neuf ou dix fois. Dans certaines compagnies, il n’y a plus que de trois à dix des soldats immatriculés au début de la guerre. Les renforts qui nous arrivent sont mal préparés et manquent de discipline. Quant aux officiers des cadres, il en reste de deux à quatre par régiment : encore ont-ils, la plupart, été blessés. Les autres sont de tout jeunes gens, promus après des études accélérées. Du fait de leur inexpérience, ils n’ont aucune autorité. Et c’est à eux qu’incombe la tâche de transformer l’armée : la tâche est trop lourde pour eux.

Le coup d’État était nécessaire, il est même venu trop tard — et pourtant, il n’a pas trouvé le terrain préparé. Les soldats peu cultivés n’y ont vu que leur émancipation de la « tyrannie des officiers ». Les officiers ont salué le coup d’État avec joie. Si nous ne l’avions pas favorisé, il n’aurait peut-être pas si bien réussi. Et cependant, il semble que la liberté n’ait été donnée qu’aux soldats. Les officiers en sont réduits à être les parias de la liberté.

La liberté a enivré la masse inconsciente. Chacun sait qu’il a reçu des droits importants, mais ignore quels sont ses droits. Et il s’intéresse encore moins à ses devoirs. Quant au corps des officiers, il s’est trouvé dans une situation pénible. Les 15 ou 20% se sont rapidement adaptés au nouveau système qui s’accordait avec leurs convictions. Ceux-là, les soldats avaient, autrefois déjà, confiance en eux : cette confiance subsiste. Certains se mirent à flatter le soldat, en relâchant la discipline et l’excitèrent contre leurs camarades les officiers. Mais le plus grand nombre, les 75 % envi-