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accord parfait avec le rôle traditionnel de la Russie. Enfin, le glaive avait été tiré non pas par nous, mais contre nous… C’est pourquoi, lorsque la guerre fut déclarée, on n’entendit plus la voix de ceux qui craignaient que le niveau intellectuel et économique de notre pays ne l’empêchât de vaincre dans la lutte contre un adversaire puissant et cultivé. La guerre fut accueillie avec beaucoup d’élan, même avec enthousiasme.

Les officiers, de même que la plupart des intellectuels moyens, ne s’intéressaient pas outre mesure à la question sacramentelle des « buts de la guerre ». La guerre était commencée. La défaite aurait amené les plus grandes calamités dans tous les domaines de la vie de notre pays. Elle aurait causé des pertes territoriales, une régression politique, une servitude économique. La victoire était indispensable. Toutes les autres questions passaient après celle-ci, pouvaient être contestées, révisées, modifiées. Cette manière de voir, simpliste mais pleine d’un grand bon sens et de conscience nationale, ne fut pas comprise par l’aile gauche des éléments sociaux russes qu’elle amena à Zimmerwald et à Kienthal. C’est pourquoi aussi, lorsque les chefs anonymes et autres de la démocratie révolutionnaire russe, après avoir délibérément détruit l’armée, en mars 1917, eurent à résoudre ce dilemme : le salut du pays ou le salut de la révolution — ils optèrent pour la seconde solution.

L’idée de la défense nationale fut encore moins comprise par le peuple obscur. Le peuple marchait à la guerre docilement, mais sans enthousiasme, sans conscience nette de la nécessité du grand sacrifice. Sa mentalité n’allait pas jusqu’à comprendre les dogmes nationaux abstraits. « Le peuple en armes » qu’était au fond l’armée, était encouragé par les victoires et démoralisé par les défaites ; il comprenait mal pourquoi il fallait franchir les Carpathes, et un peu mieux pourquoi il fallait se battre sur le Styr et la Pripiet ; mais, au fond, il se consolait par des considérations de ce genre :

« Nous sommes de Tambov, l’Allemand n’arrivera pas jusqu’à nous. »

Je suis obligé de redire cette phrase ressassée, car toute la psychologie du Russe est là.

Les valeurs matérielles tenant une place prépondérante dans la conception du « peuple en armes », il était plus facile de lui faire adopter les arguments simplistes et réels faisant apparaître la nécessité d’une lutte obstinée pour la victoire et le danger de la défaite : le pouvoir allemand, étranger, la ruine du pays et de sa production, le poids des charges et des impôts en cas de défaite, la dépréciation du blé passant par des détroits étrangers, etc. En outre, il y avait une certaine confiance dans le pouvoir et en ce qu’il ferait l’indispensable. D’autant plus que les représentants immédiats de ce pouvoir — les officiers — marchaient côte à côte avec leurs hommes, et même devant eux, et mouraient avec la même