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qu’ils le firent : était-ce atavisme, attachement naturel à la terre, intérêts de l’État commandant le perfectionnement de la culture, désir de conserver leur influence directe sur le peuple ou, simplement, intérêt égoïste ?… Ce qui est certain, c’est que la réforme agraire est survenue trop tard. Les trop longues années d’oppression et de misère qui avaient pesé sur les paysans et, surtout, la terrible obscurité intellectuelle et morale dans laquelle le pouvoir et les classes dirigeantes avaient tenu la population rurale, ne faisant rien pour l’instruire, tout cela devait fatalement aboutir au châtiment historique…

Pour ce qui est de l’idée fondamentale de la réforme agraire, tout le monde se trouvait d’accord. Toute la démocratie libérale, la bourgeoisie, la démocratie révolutionnaire et le Gouvernement Provisoire se prononçaient, d’une façon très explicite, pour « le transfert de la terre entre les mains de ceux qui la travaillent ».

Avec la même unanimité, tous ces éléments reconnaissaient que la question devait être résolue par la voie législative et que sa solution appartenait à l’Assemblée Constituante.

Une dissension, dissension irréductible, survint lorsqu’il fallut déterminer la nature même de la réforme agraire. Les milieux libéraux de la société russe se prononçaient pour la propriété privée ([1]) — idée qui s’emparait de plus en plus de la classe paysanne — et exigeait la distribution de lots aux paysans et non un partage général ; tandis que la démocratie révolutionnaire insistait, dans toutes ses organisations de parti, de classe et professionnelles, sur la thèse énoncée, le 28 mai, par le Congrès Panrusse des Paysans, auquel avait pris part le ministre Tchernov : « toutes les terres… doivent devenir propriété nationale en vue d’une jouissance égalitaire, sans aucune indemnité ». Cette résolution, d’origine socialiste-révolutionnaire, jeta du trouble dans la question. Les paysans ne pouvaient ou ne voulaient pas la comprendre. Foncièrement propriétaires d’instinct, ils n’admettaient pas la nationalisation. Vu l’énorme quantité de paysans sans terre, l’existence de 20 millions de ménages paysans, et l’étendue des terres arables non paysannes n’étant que de 45 millions de dessiatines, — la « jouissance égalitaire » menaçait de déposséder de leur terre des millions de paysans dont le lot était supérieur à la norme « de travail » et même à celle « de consommation », et le partage général risquait de se transformer en une sanglante et interminable lutte intestine. Cette circonstance fut plus tard prise en considération par les social-démocrates eux-mêmes, qui votèrent, vers la fin d’août, une résolution sur la question agraire impliquant le maintien de la petite propriété foncière, sous cette réserve qu’elle ne pourrait être transférée qu’aux organes du self-government ou à l’État.

Ne se croyant pas autorisé à résoudre les questions fondamentales

  1. Le parti cadet admettait la nationalisation du sous-sol et des forêts.