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ment curieux et intéressé. Dans l’œuvre commune, il apportait surtout l’imprévu et l’éclat, avec une aptitude au dialogue qui l’eût fait réussir au théâtre. Edmond, au contraire, était le travailleur tenace, le metteur en œuvre réfléchi, l’accoucheur à terme de la gestation commune. Gavarni, dans la suite des portraits qui a pour titre Messieurs du Feuilleton, a dessiné ses jeunes amis sur une même planche lithographique. Les deux profils donnent, de l’un et de l’autre, une idée exacte : Jules, fureteur en éveil, le regard braqué ; Edmond, un peu en arrière, méditatif et sérieux. Ainsi les voyait-on, quand ils sortaient, presque toujours ensemble, de par les rues : Jules allait devant, en éclaireur, à quatre pas d’Edmond.

La collaboration des deux frères a été brutalement déchirée par la mort. En 1870, ils venaient de quitter l’appartement de la rue Saint-Georges, dans lequel ils avaient habité depuis leur jeunesse, pour aller s’installer à Auteuil, dans le parc de Montmorency, où ils avaient acheté une maison. Jules, déjà malade, fut foudroyé par une congestion cérébrale et son frère, dépareillé, resta marqué d’un sceau de tristesse et de mélancolie.

Lui aussi a bien l’allure de son talent et de son esprit. De solide charpente et de taille haute, d’une distinction affinée, ses cheveux épais, d’un ton d’argent ancien, se massent, indépendants et harmonieux, autour d’un visage pâle de noctambule. Son œil, où veille un feu noir étrange, laisse passer l’allumement passionné de ses dessous. La prunelle est d’une dilatation singulière et la sclérotique blanche qui l’enchâsse luit, comme avivée par un rehaut de gouache. Tout l’homme est dans ce regard chargé de recherche inquiète et de vie cérébrale, froid et perçant, quand un éclair de