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ment dans l’être vague, fluide, vide que font les grandes maladies.

J’ai été bien malade. J’ai manqué mourir. À force de promener, le mois dernier, un rhume dans les boues et le dégel de Paris, un beau matin, je n’ai pu me lever. Trois jours je suis resté couché avec une fièvre terrible et une cervelle battant la breloque. Le jour de Noël, il a fallu aller à la recherche d’un médecin indiqué par le concierge de la villa. Le médecin m’a déclaré que j’avais une fluxion de poitrine, et m’a fait poser, dans le dos, un vésicatoire grand comme un cerf-volant. Et, depuis la visite du médecin, onze jours j’ai vécu sans fermer l’œil et toujours me remuant et toujours parlant, avec la conscience toutefois que je déraisonnais, mais ne pouvant m’en empêcher.

Ce délire, c’était une espèce de course folle dans tous les magasins de bibelots de Paris où j’achetais tout, tout, tout… et l’emportais moi-même. Il y avait, dans mon esprit troublé, une déformation de ma chambre devenue plus grande et descendue du premier au rez-de-chaussée. Je me disais que c’était impossible et cependant je la voyais telle. Un jour je fus intérieurement très agité. Il me sembla que le sabre japonais qui est toujours sur ma cheminée n’y était plus. Je me figurai que l’on redoutait un accès de folie de ma part, que l’on avait peur de moi.

Dans ce délire toujours un peu conscient, l’homme de lettres voulut s’écrire, s’analyser. Malheureusement les notes que je retrouve sur un calepin sont complètement illisibles. Je ne puis en déchiffrer qu’une seule. — « Nuit du 28 décembre 1874. — Je ne sais plus, je ne peux plus dormir. Quand je le veux absolument et que je ferme les yeux, il se présente devant moi une feuille blanche avec un encadrement et une grande lettre ornée, une page toute préparée pour être remplie et qu’il faut que je remplisse absolument… et celle-ci écrite, une autre se présente, et encore une autre et toujours ainsi. »

Le retour au travail avait été naturellement provoqué par le retour aux sensations. Le journal, lui aussi, était souvent ouvert à cette époque :

Novembre 1876. — C’est bon, c’est fécondant pour les travaux d’imagination les courses que je fais dans la nuit tombée, avant dîner. Les gens qu’on coudoie, on ne voit pas leurs figures ; dans les boutiques, le gaz qui commence à s’allumer met une lueur diffuse où l’on ne distingue rien ; et la locomotion remue votre cervelle sans que les yeux soient dis-