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un long regard jeté sur le camarade tué et sa résolution fut prise. Sans se presser, et comme avec une lenteur dédaigneuse, il repoussa derrière lui son sabre, se baissa et s’efforça de soulever le mort. Il était grand et lourd, le mort, et, ainsi qu’une chose inerte, échappait à ses efforts et s’en allait à droite et à gauche. Enfin, il le souleva, et, le tenant droit contre sa poitrine, il l’emportait, quand une balle fit tournoyer dans une hideuse pirouette le mort et le blessé qui tombèrent l’un sur l’autre.

Je crois qu’il a été donné à peu de personnes d’être, à deux fois, témoins d’un aussi héroïque et aussi simple mépris de la mort.

Réinstallé dans sa maison, après la Commune, M. de Goncourt dut faire réparer les dégâts assez graves qu’elle avait subis et s’occuper de son installation[1]. Il fit lentement le reclassement de ses livres et de ses collections. Croyant sa vie littéraire définitivement fermée, il ne songeait plus alors qu’à clore, sans le terminer, l’Art du dix-huitième siècle commencé avec son frère, et à vivre désormais dans le repos bien gagné d’un japoniste et d’un lettré. Son esprit, du reste, après les secousses qu’il avait traversées, ne lui paraissait plus apte à la gymnastique des idées et des phrases, et, tout entier au souvenir de Jules, il écrivait alors sur son Journal :

6 août 1871. — C’est particulier comme, dans les actes de la vie que je rêve la nuit, notre fraternité ne s’est pas dissoute. Il est toujours là, prenant la moitié dans les faits de mon existence imaginative, comme s’il vivait toujours.

  1. Il écrivait, le 17 juin 1871, à Paul de Saint-Victor :

    Mon cher ami,

    Je me faisais une fête de dîner avec vous chez Brébant, mais le premier dîner tombe le 20 juin, un dur anniversaire pour moi et je ne me sens pas le courage d’aller m’asseoir entre vous.

    Oui, je dois me trouver heureux, dans l’effondrement et l’incendie presque universel d’Auteuil, d’avoir retrouvé ma maison, mais j’ai bien pour quatre ou cinq mille francs de réparations, avec une collection de morceaux d’obus et de bombes effrayante.

    Edmond de Goncourt.