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à cet acte de justice des témoignages particuliers de son estime pour le récipiendaire.

Delille succédoit à La Condamine, et le discours qu’il prononça à la louange de cet intrépide voyageur, dont il retraça avec autant d’art que de précision les courses aventureuses, obtint les suffrages de la nombreuse assemblée qui l’écoutoit, et fut cité comme l’un de nos plus brillants morceaux académiques.

Nommé, peu de temps après, à la chaire de poésie latine au Collège de France, le nouvel académicien s’y vit bientôt entouré d’une foule d’auditeurs qui ne se lassoient pas d’admirer cette chaleur entraînante, cette grace de diction qu’il possédoit à un si haut degré, et qui fit inventer pour lui le mot plaisant de dupeur d’oreilles.

Du reste, l’empressement avec lequel le public et les hommes de lettres les plus distingués accueilloient toujours ses ouvrages imprimés, prouve assez qu’il n’avoit pas besoin du débit pour assurer leur succès. Lorsque son poëme des Jardins parut, en 1780, le comte de Schomberg, qui déjà lui en avoit entendu réciter quelques fragments, mais qui trouva plus de charme encore à la lecture qu’il en fit lui-même, lui dit d’une manière à la fois délicate et flatteuse : « Je vous avois bien toujours dit que vous ne saviez pas lire vos vers. »

Les beautés de ce poëme, dont les deux derniers chants sont comptés parmi les meilleurs morceaux de poésie descriptive que nous ayons dans notre langue, ne purent toutefois désarmer la critique qui, depuis long-temps, s’apprêtoit à le juger : il fut l’objet de diverses satires plus ou moins amères, parmi lesquelles se signala surtout celle de Rivarol. Delille ne répondit point à ses détracteurs ; mais il profita des observations des littérateurs éclairés, et les nouvelles éditions de son poëme se succédèrent avec une telle rapidité, qu’un homme d’esprit lui écrivit : « Vos ennemis sont bien peu diligents ; ils n’en sont encore qu’à leur septième critique, et vous en êtes à votre onzième édition. »

Cet ouvrage avoit paru sous les auspices du comte d’Artois ; et ce prince, voulant donner à l’auteur une marque particulière de son estime, lui offrit l’abbaye de Saint-Severin, bénéfice simple, qui n’exigeoit pas l’engagement dans les ordres sacrés. Riche désormais du produit de ses travaux et des bienfaits de la cour, Delille put paroître avec plus d’aisance et d’agrément encore dans la société, dont il faisoit le principal ornement par les graces de son esprit et le charme particulier de son caractère.

Il avoit été accueilli à son entrée dans le monde, et ne possédant encore que son talent, par la célèbre madame Geoffrin, qui s’étoit plu à lui offrir des secours qu’il n’accepta pas, mais dont il consigna le souvenir dans ces vers du troisième chant du poëme de la Conversation :

Aux offres de la bienfaisance
Ma fière pauvreté ne consentit jamais :
Mais en refusant tes bienfaits,
J’ai gardé ma reconnoissance.

C’étoit auprès de cette femme charmante, véritable modèle d’amabilité, que le poëte avoit puisé les premières leçons de cette politesse pleine d’élégance qui le distinguoit si éminemment.

Quels que fussent, cependant, les agréments dont il jouissoit dans cette société brillante qui chaque jour le recherchoit avec plus d’ardeur, il s’en éloigna, en 1784, pour suivre le comte de Choiseul-Gouffier dans son ambassade à Constantinople. Trop près des beaux climats de la Grèce pour ne pas visiter des lieux si chers aux muses, il vit cette terre célèbre, il vit les ruines de la patrie de Sophocle et d’Euripide, et fut transporté d’un enthousiasme qu’il exprime d’une manière à la fois naïve et piquante dans une lettre adressée à une dame de Paris, madame de Vaisnes, qui en fit circuler plusieurs copies.

Le petit bâtiment où il se trouvoit à son retour d’Athènes, avec l’ambassadeur et sa suite, ayant été poursuivi par deux forbans, Delille donna dans cette circonstance des marques de sang-froid et même de gaîté dont toutes les gazettes parlèrent dans le temps : « Ces coquins-là, dit-il, ne s’attendent pas à l’épigramme que je ferai contre eux. « 

Il arriva toutefois sain et sauf à Constantinople avec son illustre ami, et passa une partie de l’été dans la charmante retraite de Tarapia, située sur les confins de l’Europe et de l’Asie à l’embouchure de la mer Noire, où il avoit sans cesse sous les yeux le magni-