Page:Delessert - Une nuit dans la cité de Londres.djvu/31

Cette page a été validée par deux contributeurs.
25
UNE NUIT DANS LA CITÉ DE LONDRES.

et de ses joues ouvertes en plusieurs endroits coulait du sang en abondance. Ce malheureux fut mis à la porte, et pas un des habitués du Coq-de-Neptune ne le remarqua, ne lui accorda le moindre signe d’étonnement ou même d’attention. Une femme se mit à rire, les autres firent de même et tout fut dit. Cet incident ayant un peu dérangé la danse, la gig reprit de plus belle. Des acrobates se présentèrent alors, et les danseurs se rangèrent autour, on fit une petite place, et là ces infortunés clowns, déployant un tapis déchiré qu’ils étendirent à terre, se mirent en devoir d’exécuter leurs tours. Les pauvres gens devaient, à cause du peu de place, tourner sur eux-mêmes à pieds joints, et faire leurs sauts périlleux sans élan. Une ou deux fois ils retombèrent sur la tête, alors on les huait, d’autres fois ils réussissaient et on ne les applaudissait pas. Nos inspecteurs leur donnèrent une pièce blanche qui les ravit, et nous sortîmes. Avec toute la meilleure volonté du monde et en cherchant à refouler en soi les amers sentiments qui assiègent l’esprit dans ces dégoûtants endroits, il est impossible, vous le comprendrez, n’est-ce pas, mon cher ami, de ne pas se sentir le cœur soulevé à la vue de ces corruptions s’exerçant ainsi sans contrôle et sans entraves. Une fois dans la rue, on m’expliqua que nous avions assisté au premier acte de la pièce jouée tous les soirs au Coq-de-Neptune et autres tripots du même genre ; avant de passer au second, M. P*** m’annonça qu’il m’introduirait dans la sérieuse misère, comme il l’appelait. Il était onze heures et demie et il valait mieux passer d’abord par les logements des vrais pauvres de la Cité, aussi me fit-on enfiler une suite de petits corridors tortueux et crottés aboutissant à une cour mal pavée et parsemée de tas d’ordures dont l’eau pluviale, qui tombait à torrents, faisait sortir des miasmes fétides. C’est le Glass house yard, white chanel, ou logement pour les émigrants d’Amérique. Là séjournent en attendant le bâtiment qui doit les emporter vers le Nouveau-Monde, Eldorado fantastique de leurs têtes enivrées par la misère, les émigrants de toutes nations. Presque tous sont Allemands et viennent d’Allemagne pour cinq livres sterling ou cent vingt-cinq francs. Dans cette somme est comprise leur traversée jusqu’en Amérique, et c’est là que j’ai vu de tristes spectacles. Jadis et avant l’intervention insuffisante encore, mais déjà utile cependant de l’autorité, on logeait jusqu’à quatre cents de ces malheureux dans le Glass house yard ; entasser, empiler, écraser les uns