Page:Delessert - Une nuit dans la cité de Londres.djvu/30

Cette page a été validée par deux contributeurs.
24
UNE NUIT DANS LA CITÉ DE LONDRES.

porte sans serrure et s’ouvrant par les deux sens, qu’on se trouve au milieu d’un bouge horrible. Le cabaret en lui-même n’a rien que d’assez ordinaire, mais il est joint par une cloison à la salle où se passent les plus dégoûtantes orgies. Dans cette salle, haute de huit pieds à peine et d’environ vingt pieds de longueur sur autant de largeur, j’ai compté une trentaine de femmes et quarante hommes à peu près. C’étaient des matelots fraîchement débarqués, amenés là par ces créatures pour y être volés dans l’ivresse, des ouvriers des ports, de jeunes et de vieux brigands vautrés sur les bancs de bois placés autour des tables sur lesquelles souvent ils étaient étendus ivres-morts. Au milieu d’eux et comme des furies, criaient, vociféraient, juraient ces malheureuses femmes, injuriant celui-ci, prenant à celui-là son verre d’eau-de-vie plein pour le vider d’un trait et tomber à côté de lui ; dominant ce tumulte et ce désordre, les sons aigus d’une harpe indignement fausse et d’un violon détestable rappelaient qu’on pouvait, si on le voulait absolument, se livrer à la danse. Mais pour ce faire il faut être jusqu’à un certain point capable de se tenir sur ses jambes, et bien des acteurs de ce tableau n’étaient guère en état de satisfaire à cette condition. Trois ou quatre femmes qui se promenaient au milieu des groupes nous accostèrent, mes guides et moi, non point poussées par le désir d’entamer la conversation, mais pour nous supplier de leur payer à boire ; on y mit la condition qu’elles danseraient, et peu à peu la gig se mit en train ; alors plusieurs des hommes attablés se levèrent et vinrent prendre part à la réjouissance ; c’était certes un curieux spectacle, et ces corps à moitié chancelants obligés de satisfaire aux exigences d’une mesure très-vive, en ondulant sur eux-mêmes comme des serpents, en trébuchant à chaque pas, en s’appuyant contre les bords des tables ou des bancs, présentaient bien l’aspect de la plus parfaite dégradation.

Au moment le plus chaud de la gig, et sans qu’aucun cri se fût fait entendre, un homme vêtu d’une chemise en tricot rouge et la tête couverte d’un chapeau de marin, fendit la foule en poussant devant lui un garçon d’une vingtaine d’années qui offrait une certaine résistance et qui venait de boxer. Les sourcils et la partie inférieure de ses yeux se réunissaient en un bourrelet de chair violacée et meurtrie au point de dissimuler complétement leur orbite, les tempes et le front noirs et tuméfiés n’offraient qu’une succession de bosses et de gonflements hideux,