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UNE NUIT DANS LA CITÉ DE LONDRES.

près vêtues uniformément de robes de toile, sales et grasses ; l’une portait sur la tête une résille retenant des cheveux appauvris, l’autre un chapeau de paille, une troisième une coiffure en étoffe, méconnaissable sous les taches ; celle-ci était assise sur les genoux d’un buveur endormi, celle-là fumait une longue pipe, la tête penchée sur le brasier.

Les hommes avaient des figures pâles et maigres, les pommettes saillantes, les yeux enfoncés dans leur orbite ; leurs mains osseuses, effilées et minces, à doigts carrés, avec des pouces en spatule, soutenaient des pots de bière et des verres d’eau-de-vie et de gin ; personne ne parlait, ou du moins on ne parlait qu’à voix basse. On ne fît pas, en apparence, grande attention à nous quand nous entrâmes, et c’est à peine si ces têtes alourdies semblèrent tourner les yeux de notre côté ; mais sous ces sourcils proéminents et ce regard éteint, j’ai parfaitement vu la fixité des prunelles de véritables bêtes fauves ; leurs mouvements eux-mêmes étaient mous et souples, et s’ils ne s’étaient pas aperçus immédiatement du caractère de mes compagnons, ils eussent bondi à coup sûr et nous eussent dévalisés.

Comme j’étais tout entier à graver dans ma mémoire les traits des personnages que renfermait cette chambre, un bruit aigre de violon arriva à mes oreilles, partant d’une porte bâtarde derrière le comptoir du cabaret.

— Entrons ici, dit l’inspecteur ***. Et il tourna la clef. Le maître du cabaret nous regarda en dessous et courut nous chercher de l’ale. C’était la salle de bal de l’endroit, salle de douze pieds carrés à peu près, éclairée au gaz comme la première, mais sans feu ; des loques étendues sur des cordes cachaient la cheminée ; un papier rose et représentant des paysages, la tour de Pise par exemple, le Colysée, etc., etc., couvrait par intervalles les parois de la muraille et retombait décollé dans plusieurs places. Autour d’une table en noyer se tenaient sept ou huit hommes jouant fiévreusement avec des cartes à moitié roulées par un usage immodéré et recouvertes d’une couche noire de crasse et de graisse. Ils ne nous remarquèrent même pas et ne se tournèrent que lorsque j’eus fait une question, je ne sais laquelle, dans un anglais dont ils reconnurent la prononciation pour étrangère. Parmi ces hommes, ou mieux ces enfants, se trouvait un vieillard d’une soixantaine d’années qui paraissait donner des conseils à ses compagnons, probablement sur