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UNE NUIT DANS LA CITÉ DE LONDRES.

tant d’un monument qu’on voit derrière le pont de Bangor se détacher au sommet d’une colline. C’est la colonne construite pour lord Anglesea lorsqu’il perdit la cuisse à Waterloo. Le ciel me préserve de critiquer ce qui part d’un bon sentiment ; je dirai seulement que chez nous, où l’on élève déjà trop de statues, on attend du moins pour satisfaire ce penchant, que les héros auxquels elles sont dédiées aient perdu mieux qu’une jambe. Maintenant revenons à Bangor pour attendre le convoi direct qui se rend de là à Londres en huit heures. J’avais encore deux heures à passer dans la petite ville, et je n’ai eu occasion de remarquer que fort peu de chose, si ce n’est d’abord un hôtel de la tempérance, c’est-à-dire un hôtel où à quelque prix que ce soit on ne vendrait une boisson spiritueuse ; partant point d’ivrognes ; on ne les prend pas en traîtres, car cette sobriété, par consigne, est formulée en grosses lettres sur les vitres des fenêtres, et on ne peut pas se plaindre de tomber dans un guet-apens.

Ma seconde observation a trait aux femmes de l’endroit qui, au lieu de chapeaux de femmes, portent de bels et bons chapeaux d’hommes, de vrais petases, campés bêtement sur leur bonnet festonné, ce qui leur donne par derrière des tournures différentes, suivant les tailles, quant à la grandeur, mais bien uniformes pour le ridicule. Afin d’être rationnel j’ai cherché à Bangor, malheureusement en vain, des hommes coiffés de chapeaux de femmes ; peine inutile ; du reste cela ne m’eût point surpris. En fait de renversement dans les usages reçus de la toilette, celui-ci est assez remarquable, je pense, et prouve que rien ne coûte aux Anglais pour satisfaire les bizarreries de leur imagination.

À quatre heures, un sifflet aigu sortant du tunnel qui aboutit à la station nous annonça le convoi de Londres. Le soir même à onze heures et demie nous entrions dans la gare de Eaton square, et ce bruit de plaques tournantes qui crie sous les roues des wagons et de la locomotive avec un son triste et régulier me réveilla d’un somme couleur de rose dans lequel je mêlais les souvenirs les plus tendres à des projets de repas formidables assaisonnés par un cuisinier parisien quelconque.

Je suis maintenant arrivé à une toute autre phase d’observations : je vais vous mener voir un autre monde, et vous entretenir des spectacles assez singuliers dont j’ai été le témoin. Vous savez qu’à l’automne,