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UNE NUIT DANS LA CITÉ DE LONDRES.

res, plus de perdrix qu’après des longues journées de chasse en France ; j’ai dû supposer que ces malheureux volatiles, instruits de la présence d’un étranger, avaient voulu faire preuve de galanterie en se laissant massacrer sans résistance ; en un mot, j’aurais pu me croire l’hôte d’un château des contes dont on a bercé notre enfance et dans lesquels des fées transformées en mains invisibles prévenaient les moindres désirs sans aucun bruit, sans aucun empressement capable d’embarrasser. Ces fées-là, mon cher ami, peuvent se retrouver dans le monde réel, et on les appelle amitié et hospitalité.

Il a fallu cependant, après un temps raisonnable accordé à cette vie de cocagne, c’est le mot, songer au retour et nous diriger de nouveau vers Londres ; mais il eût été puéril de revenir par la même route, nous nous sentions assez coupables déjà d’être allés en Écosse sans voir ces célèbres lacs des Highland et sans avoir payé notre tribut d’exclamations banales à la beauté des sites fort explorés de cette contrée. Car aux environs d’Édimbourg on ne rencontre aucun paysan en jupon court, point de couleur locale, sauf le whisky, le gin et l’ale ; ce qu’on a de mieux à faire, c’est de s’en aller ; en inclinant donc au S.-O., nous devions rencontrer Chester et Bangor, c’était une compensation. Aussi, après avoir longuement pris nos arrangements et calculé les rencontres des différents trains de chemin de fer, nous remontâmes dans notre wagon. Il faut vous dire que l’intelligence des livrets de chemins de fer constitue un véritable tour de force. Ce livret, qui porte le nom de Bradshaw’s guide, est bien le plus compliqué petit volume qu’on puisse ouvrir ; c’est à défier le plus habile d’y retrouver sa route. Il y a tant de renvois dans l’ouvrage, et tant d’embranchements en Angleterre, qu’avec la meilleure volonté du monde on finit par recommander son âme à Dieu et au chef du train et à se laisser emmener. Bien heureux si l’on ne prend pas, à un de ces embranchements, un train qui vous ramène à vingt lieues à l’heure vers l’endroit d’où vous venez ! Cependant tant bien que mal, en se pressant là où on a bien le temps, en perdant des minutes précieuses quand on devrait les employer toutes à régler son itinéraire, on atteint le port.

On ne fait pas là-bas assez de bruit, c’est là ce qui nous trouble nous autres qui aimons tant à parler et à rire ; chacun va à son poste, chacun s’occupe beaucoup de sa personne et peu des autres, de sorte qu’il faut veiller soi-même à son sort si on veut faire son salut.