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UNE NUIT DANS LA CITÉ DE LONDRES.

sent à un jour donné et le lierre se hâte de couvrir les pans de mur où sa présence est requise, en étendant furtivement ses mille petites racines qui semblent autant de mains prêtes à embrasser les fentes des pierres où elles trouvent un inviolable asile.

À T***, on n’entend plus les bruits fatigants de la capitale ; on ne voit plus ces nuages noirs qui aveuglent et attristent, ces cris sauvages qui rappellent un monde civilisé ; tout est calme et grand, et dans ces beaux endroits on doit être toujours heureux. L’est-on ? il ne tient pas à moi de vous le dire, car chacun a besoin de ce qu’il n’a pas ; la question est de savoir si dans ces intérieurs, régulièrement prospères, il y a quelque vide qu’on ne puisse combler. Si l’on pouvait trouver quelque chose à reprendre à ces établissements en Angleterre, on leur reprocherait l’excès même de leur perfection ; on regretterait dans le paysage ces moutons bouffis de graisse, désormais immobiles ou à peu près à l’ombre de vieux chênes, fatigués eux-mêmes de leur grand âge ; on en voudrait à ces vaches replètes qui vous regardent passer d’un œil morne et épuisé par tant de repas faits sur des gazons dont l’homme lui-même aurait envie ; on serait irrité en un mot de voir que dans aucune place, dans aucun endroit du pays, il n’y ait un coin abandonné à l’imprévu, une petite échappée laissée à la sauvagerie d’un bois négligé ou de broussailles libres. Tout est soumis à la règle et à la volonté du maître, et on pourrait presque dire, en retournant ce vieil adage, que là où il y a trop, Dieu perd ses droits.

Aussi devez-vous vous imaginer, mon cher ami, la vie que j’ai menée pendant ma visite, à ce riche endroit ; durant les derniers jours j’en étais venu à ce point de trembler de concevoir un désir dans la crainte qu’il ne fût comblé immédiatement et sans que je l’eusse assez éprouvé. J’ai parlé de courses à cheval, deux chevaux sont arrivés tout sellés à la porte, et quels chevaux ! J’ai ouvert la bouche pour me rappeler des promenades en bateau ; sans m’en apercevoir, je me suis trouvé courant des bordées sur le plus ravissant lac de la terre, soulevé par une chaloupe leste comme un cygne ; il n’y avait pas un souffle d’air cinq minutes avant, la brise est venue et m’a emporté assez vite pour me ravir, pas assez pour effrayer mon inexpérience ; j’ai dit enfin que j’avais chassé à tir dans ma vie, et cela maladroitement, j’ai trouvé sous ma main un excellent fusil avec lequel j’ai tué, en me promenant pendant deux heu-