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LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE

part du temps qu’émettre des vues hardies, ingénieuses et de grand avenir, mais plus ou moins arbitrairement liées à des affirmations ou à des négations téméraires.

Le goût très vif de tout tourner aux idées générales crée cependant chez lui comme une préoccupation constante. Mais si cette disposition permanente confère une certaine unité à la tendance de son esprit, elle est loin d’unifier également et d’organiser véritablement les productions qui en sortent. « Puisque la philosophie est votre femme, lui écrivait Mme Necker (Mélanges et Manuscrits, I, 33), vous ne ressemblez pas à Ulysse : votre Pénélope est partout avec vous ; mais prenez garde qu’elle ne détruise le soir l’ouvrage qu’elle a fait dans la journée. » Observation juste, et par le témoignage favorable qu’elle rend, et par la crainte qu’elle exprime : car la toile de Pénélope, nous ne l’avons guère qu’en morceaux assez difficiles à rajuster.

Diderot n’est pas entré de plain-pied dans ce qui a été sa façon ordinaire de penser. Il a débuté dans la philosophie en 1745 par une traduction de l’ouvrage de Shaftesbury qui a pour titre : Essai sur le mérite et la vertu. La pensée fondamentale de cet ouvrage, c’était qu’il n’y a pas de vertu véritable sans la foi en Dieu et qu’il n’y a pas de bonheur véritable sans la vertu : par la vertu d’ailleurs Shaftesbury entendait un amour de soi raisonnable et capable de subordonner ses intérêts au bien général. À première vue, une telle pensée semblait n’avoir rien de subversif ; et pourtant il est remarquable qu’en publiant sa traduction Diderot crut devoir taire le nom du traducteur et qu’il ne désigna celui de l’auteur que par une initiale. C’est qu’il semble bien qu’en France l’ouvrage était réputé comme une manifestation de libre pensée. Au fait, quoiqu’il combattît le déisme proprement dit de Toland et de Tindal et que, d’accord avec le théisme, il acceptât la possibilité d’une révélation, il tendait