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arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu’il n’en retire que le plaisir d’en être témoin[1] » C’est là le fondement de son système et il le développe longuement, sous toutes ses faces, avec mille observations délicates, mille aperçus ingénieux ; puis, il en indique les applications morales.

Selon Smith, ce sentiment qui est en nous, sympathise avec tout ce qui est bien chez nos semblables et il est antipathique à toute vilaine action de leur part, en d’autres termes, la conduite des autres nous produit une impression sympathique ou antipathique qui est la source de nos jugements sur eux : c’est ainsi sur autrui que nous formons nos premiers jugements et ce n’est qu’ultérieurement que nous sommes amenés à les reporter sur nous-mêmes pour apprécier notre propre conduite.

Cette théorie de l’antériorité des jugements que nous portons sur autrui, est fondamentale dans le système d’Adam Smith, et il prend soin de l’affirmer jusque dans le titre de son livre, qu’il intitule : Théorie des sentiments moraux ou essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions. Il est très catégorique sur ce point : « S’il était possible, dit-il, qu’une créature humaine parvint à la maturité de l’âge dans quelque lieu inhabité, et sans aucune communication avec son espèce, elle n’aurait pas plus d’idée de la convenance ou de l’inconvenance de ses sentiments et de sa conduite, de la perfection ou de l’imperfection de son esprit, que de la beauté ou de la difformité de son visage. Elle ne pourrait voir ces diverses qualités, parce que naturellement elle n’aurait aucun moyen pour les discerner et qu’elle manquerait, pour ainsi dire, du miroir qui peut les réfléchir à sa vue. Placez cette personne dans la société et elle aura le miroir qui lui manquait : elle le trouvera dans la physionomie et dans les manières de ceux avec lesquels elle vivra, et elle reconnaîtra infailliblement s’ils sympathisent avec ses sentiments ou s’ils les désapprouvent ; alors elle s’apercevra, pour la première fois, de la pro-

  1. Théorie des sentiments moraux, Ire partie, section Ire, ch. Ier, traduction de la marquise de Condorcet.