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dans l’autre : quoique personne ne soit exclusivement sympathique et personne exclusivement égoïste, il divise, dans la théorie, ces deux qualités indivisibles dans la pratique, et, pour bien comprendre l’un de ses ouvrages, il faut aussi étudier l’autre.

Au surplus, ce qui démontre bien, selon Buckle, que telle était la méthode de Smith, c’est que, dans son premier travail, en étudiant la sympathie, il a passé sous silence l’égoïsme comme si cet instinct n’existait pas en nous, il l’a omis volontairement et de parti pris ; de même, dans sa Richesse des Nations, il s’est gardé de faire aucune allusion à la sympathie à laquelle il avait attribué précédemment un pouvoir si absolu et si exclusif, et il a posé en fait que le grand pouvoir moteur de tous les hommes, de toutes les classes, en tous siècles et en tous pays, c’est l’intérêt. « Il est donc évident, dit Buckle, qu’en étudiant d’abord une passion, puis la passion contraire, il n’y eut là aucun arrangement capricieux ou accidentel, mais la conséquence de la vaste idée qui présida à tous les travaux d’Adam Smith et qui, aux yeux de ceux qui les comprennent bien, leur donne une admirable unité. Ce vaste génie, embrassant à la fois d’un coup d’œil et l’horizon éloigné et l’espace intermédiaire, chercha à traverser le champ tout entier dans deux directions distinctes et indépendantes ; il espéra par là qu’en complétant dans une série d’arguments les prémisses qui manquaient dans l’autre, leurs conclusions opposées seraient plutôt compensatoires qu’hostiles et établiraient une base large et durable sur laquelle on pourrait élever en sécurité une grande science de la nature humaine. »

Cette manière de comprendre l’œuvre de Smith est très curieuse : la méthode employée par le philosophe écossais y est admirablement décrite, et, plus on y réfléchit, plus on reconnaît la vraisemblance de cette hypothèse. Comme M. Lowe le signalait au Political Economy Club de Londres, lors du centenaire de la Richesse des Nations[1], les ouvrages du célèbre philosophe se font remarquer par leur caractère déductif et démonstratif, et la

  1. Ce centenaire fut célébré, le 2 juin 1876, dans un banquet organisé par le Political Economy Club de Londres et présidé par M. Gladstone. Des discours intéressants y furent prononcés par MM. Gladstone, Léon Say, Lowe, de Laveleye, Thorold Rogers, etc.