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travailler lentement, parce qu’il redoutait fort sa première impression.

Au point de vue de la vivacité de son imagination, Dugald Stewart l’a comparé fort justement à La Fontaine. Cependant, ni la conduite de ces deux écrivains, ni leurs ouvrages ne se ressemblaient à beaucoup d’égards, et le caractère quelquefois peu digne du poëte courtisan quêtant une pension, pas plus que sa morale légère et toute de plaisir, n’aurait eu certainement l’approbation du philosophe austère de l’école écossaise. Quoi qu’il en soit, cette comparaison est loin d’être en tous points inexacte, car, outre ce pétillement de l’esprit que nous venons de signaler chez Smith et qui était si fort à remarquer chez La Fontaine, on pouvait noter chez chacun d’eux des qualités communes que peu de gens possédèrent à un plus haut point, à savoir une puissance énorme d’observation et une bonté ineffable.

Tous deux étaient portés à exagérer les qualités de leurs amis et à les élever jusqu’aux nues : « Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes pas plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin[1]. » Le courage avec lequel il défendit Fouquet en fut la meilleure preuve.

L’un comme l’autre aussi fut peut-être l’homme le plus distrait de son siècle. On connait le mot de M. Taine sur le Bonhomme : « Il a l’air d’un enfant distrait qui se heurte aux hommes. » Or, on aurait pu en dire parfois autant d’Adam Smith : il avait une faculté d’abstraction considérable, et, lorsqu’il méditait, le monde extérieur n’existait plus pour lui. Nous avons déjà rapporté une de ses plus fameuses distractions et dit l’étonnement d’un de ses employés qui lui vit imiter la signature de son prédécesseur au lieu de donner la sienne propre. Mais les anecdotes sont nombreuses, et, si elles ne nous avaient pas été transmises par des écrivains aussi scrupuleux que lord Brougham et sir W. Bagehot, nous les eussions certainement crues exagérées.

Elles lui attiraient même souvent, de la part des gens du peuple,

  1. Taine, La Fontaine et ses Fables, 4e édit., p. 39.