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caractérisaient son esprit. L’observateur le plus superficiel ne pouvait manquer d’y voir des singularités qui se manifestaient dans ses manières et dans ses habitudes intellectuelles. Mais quoique ces singularités ne lui fissent rien perdre, aux yeux de ceux qui le connaissaient, du respect qu’imposait son génie, et qu’aux yeux de ses amis, elles ajoutassent même un charme inexprimable à son commerce en découvrant, sous le jour le plus heureux, l’aimable simplicité d’un cœur exempt d’artifice, il faudrait un pinceau bien habile et bien délicat pour les exposer sans risque aux regards du public. Il est certain que M. Smith n’était pas propre au commerce du monde ni aux affaires. Les vastes sujets de méditation dont il avait été occupé dès sa jeunesse et le grand nombre de matériaux que son esprit inventif fournissait sans cesse, le rendaient habituellement inattentif aux objets familiers et aux petits événements de chaque jour ; en sorte qu’il donnait fréquemment des exemples de distraction comparables à tout ce qu’a pu peindre en ce genre l’imagination de La Bruyère. En compagnie, il n’était pas rare de le voir absorbé par les objets de ses études, et, au mouvement de ses lèvres, aussi bien qu’à ses gestes et à son regard, on pouvait supposer qu’il était dans le feu de la composition…

« C’est probablement à cette habitude de distraction qu’il faut attribuer en partie la difficulté qu’il avait à se conformer au ton du dialogue ou de la conversation ordinaire : on remarquait que la sienne prenait la forme d’une leçon. Lorsque cela lui arrivait, ce n’était jamais par le désir de s’emparer de la parole ou par un sentiment de sotte vanité : il était si disposé, par inclination, à jouir en silence de la gaieté de ceux qui l’entouraient, que ses amis en furent souvent réduits à se concerter entre eux pour le mettre sur les sujets qu’ils jugeaient devoir l’intéresser, et je ne crains pas d’être accusé d’exagération en avançant qu’on ne le vit presque jamais mettre un nouveau sujet sur le tapis ni manquer de moyens pour traiter ceux que d’autres lui fournissaient. À la vérité, sa conversation n’était jamais plus piquante que quand il laissait errer son génie sur le petit nombre d’objets qui, dans le vaste champ de la science, lui étaient peu familiers et dont il n’avait acquis que des connaissances superficielles.