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munauté un revenu suffisant pour le service public ; elle se propose d’enrichir à la fois le peuple et le souverain. »

Le cadre même de son œuvre se prêtait d’ailleurs de lui-même à cette double conception, puisqu’il avait pour objet d’exposer l’un des aspects de l’histoire générale de la civilisation : c’était l’étude de la marche de la richesse que Smith avait en vue, et, comme cette marche n’a pas été dirigée uniquement par les lois naturelles, qu’elle s’est heurtée souvent aux règlements et aux institutions positives, il se trouvait conduit non-seulement à des spéculations théoriques sur les lois et les causes, mais aussi à l’appréciation du rôle même du législateur, de ce qu’il avait été et de ce qu’il aurait dû être.

Enfin, il faut bien l’avouer, un autre motif moins noble contribuait encore au succès des Recherches chez nos voisins d’Outre-Manche. L’Angleterre jalousait, un peu la suprématie intellectuelle de la France. Grâce à sa puissance maritime, elle avait réussi à nous enlever nos colonies, à ruiner notre commerce, à chasser notre pavillon des mers ; mais elle se voyait avec peine forcée de reconnaître que la France vaincue, repliée sur elle-même, restait toujours la reine incontestée de la littérature et de la civilisation. Elle avait vu l’économie politique éclore chez nous, l’école de Quesnay accueillie avec enthousiasme, faisant, au point de vue scientifique, la conquête de l’Europe, et l’orgueil britannique se sentait intérieurement froissé de n’avoir pas un nom anglais à opposer à nos physiocrates. Smith, il est vrai, était Écossais, c’est-à-dire un peu Français, mais il avait été élevé à Oxford, il ne partageait nullement l’aversion outrée de David Hume pour l’Angleterre et il paraissait même gagné, en somme, au fait acquis de l’Union[1]. Son triomphe devait donc

  1. Dans plusieurs passages, en effet, on sent que Smith est rallié à l’Union de l’Écosse avec l’Angleterre et qu’il n’en méconnaît pas les avantages, témoin le passage suivant : « Par l’union avec l’Angleterre, les classes moyennes et inférieures du peuple en Écosse ont gagné de se voir totalement délivrées du joug d’une aristocratie qui les avait toujours auparavant tenues dans l’oppression » (Richesse, t. II, p. 663). — D’ailleurs, dès 1753, dans sa Lettre aux Éditeurs de la Revue d’Édimborg, il s’était même réjoui d’être citoyen du Royaume-Uni : « Depuis la réunion de l’Écosse à l’Angleterre, écrivait-il, nous sommes disposés à envisager les grands hommes que je viens de nommer (Bacon, Boyle, Newton), comme nos concitoyens. Ainsi, en ma qualité de citoyen de la Grande-Bretagne, je ne puis que me sentir flatté de voir ainsi reconnaître par une nation rivale (il s’agissait de la France), la supériorité de l’Angleterre. »