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manie de persécution qui hantait l’esprit de l’auteur d’Émile. Cet écrit était d’Horace Walpole, mais Rousseau crut que Hume en était l’auteur et aussitôt il brisa là bruyamment par la lettre que l’on sait.

Il n’est pas de notre sujet d’examiner ici les torts respectifs des deux philosophes. Quoi qu’il en soit, à Paris, certains amis de Hume estimaient que celui-ci aurait le beau rôle en ne s’offensant pas de cette lettre, qui dénotait un esprit malade, et en prenant plutôt en pitié le caractère malheureux de ce pauvre Rousseau. Quant à Smith, il s’était senti personnellement atteint par l’insulte qui avait frappé son compatriote et il n’admettait aucune excuse en faveur de l’agresseur, mais il n’en considérait pas moins aussi que Hume avait intérêt à éviter un éclat et il tenait à le lui faire savoir. Voici sa lettre :


Paris, 6 juillet 1766.


Mon cher ami,

Comme vous, je suis absolument convaincu que Rousseau est un grand misérable (a great rascal), et chacun ici partage mon avis[1]. Cependant, laissez-moi vous prier de ne songer à publier quoi que ce soit au sujet de l’insolence dont il s’est rendu coupable envers vous.

En refusant la pension que vous avez eu la bonté de solliciter pour lui, avec son assentiment, il peut avoir jeté sur vous quelque ridicule

  1. Smith, prévenu contre Rousseau, n’avait pas observé avec assez de sang-froid l’état de l’opinion à Paris sur cette fugue du philosophe genevois. Les esprits impartiaux ne considéraient pas Rousseau comme un misérable, mais comme un caractère malheureux ; il ne leur inspirait pas du mépris, mais plutôt de la pitié, et la marquise de Boufflers était une interprète plus fidèle du sentiment général lorsqu’elle écrivait à Hume 22 juillet 1766) : « Ne croyez pas que Rousseau soit capable d’artifice ni de mensonge, qu’il soit un imposteur ni un scélérat. Sa colère n’est pas fondée, mais elle est réelle, je n’en doute pas… Au lieu de vous irriter contre un malheureux qui ne peut vous nuire et qui se ruine lui-même, que n’avez-vous laissé agir cette pitié généreuse dont vous êtes si susceptible ! Vous eussiez évité un éclat qui scandalise, qui divisa les esprits, qui flatte la malignité, qui amuse, aux dépens de tous deux, les gens oisifs et inconsidérés, qui fait faire des réflexions injurieuses et renouvelle les clameurs contre les philosophes et la philosophie. »