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correspondance. L’étendue, la fidélité de sa mémoire, à laquelle on en trouverait peu de comparables, l’empêchaient de mettre de l’importance à consigner par écrit ce qu’il avait vu et entendu, et le soin inquiet qu’il a mis à détruire avant sa mort tous ses papiers, semble indiquer qu’il avait à cœur de ne laisser à ceux qui voudraient écrire sa vie, d’autres matériaux que ceux qui leur seraient fournis par les monuments durables de son génie et par les vertus exemplaires de sa vie privée. »

Il nous est resté cependant un document de cette époque, une lettre, écrite par Adam Smith à Hume et datée à Paris, du 6 juillet 1766[1] ; elle a trait à la rupture éclatante qui venait de se produire entre l’historien écossais et J.-J. Rousseau. Bien qu’elle soit exclusivement consacrée à cette querelle, nous tenons à la traduire, parce que, d’une part, les lettres de Smith étant rares, c’est une bonne fortune d’avoir pu en découvrir quelques-unes, et, d’autre part, parce que ce document nous révèle sous un jour particulier le caractère bouillant de notre philosophe, dont l’indignation va peut-être même jusqu’à l’injustice lorsqu’il voit attaquer son meilleur ami.

On connaît les faits. On sait qu’au commencement de 1766, David Hume avait emmené en Angleterre J.-J. Rousseau qui venait d’être chassé de la Suisse, et qu’il l’avait installé à Wooton, dans le comté de Derby : les rapports les plus cordiaux régnaient alors entre eux, et le philosophe genevois appelait son ami « le plus illustre de ses contemporains ». Tout à coup on apprit avec stupéfaction que cette intimité s’était subitement rompue et que Rousseau avait écrit à Hume une lettre violente pour le lui signifier. Dans sa solitude de Wooton, son imagination avait travaillé : il avait cru démêler que l’historien écossais s’était ligué avec ses ennemis pour le perdre, qu’il ne l’avait emmené en Angleterre que pour nuire à sa réputation en le comblant de bienfaits et pour le déshonorer en lui faisant accepter de la Couronne une pension secrète. Sur ces entrefaites avait paru dans les feuilles anglaises la prétendue lettre de Frédéric, dans laquelle le roi de Prusse était censé tourner en ridicule la

  1. Cette lettre a été recueillie et publiée par lord Brougham : Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III.