Page:Delatour - Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’Angleterre, fut, lui aussi, séduit par l’originalité de cet ouvrage, et cette circonstance devait avoir une influence décisive sur la vie de l’auteur, car le succès même de son livre, qui affermissait et étendait sa réputation comme philosophe, allait avoir cet effet bizarre de le déterminer indirectement à abandonner la chaire de philosophie morale qu’il venait d’illustrer.

En effet, Charles Townsend était devenu, par son mariage avec la duchesse, le beau-père du jeune duc de Buccleugh, et, désirant compléter l’éducation de ce gentilhomme par un voyage sur le continent, il songeait depuis quelque temps à confier à un maître éminent la mission de l’accompagner. La lecture de la Théorie des sentiments moraux désigna Smith à son attention. Il ne connaissait pas personnellement le philosophe écossais ; néanmoins son livre révélait une si grande finesse d’observation, un savoir si étendu, et en même temps un cœur si généreux, qu’il se persuada bien vite que nul mieux que l’auteur de cet admirable ouvrage ne serait capable de diriger utilement le voyage de l’héritier du nom des Buccleugh. De son côté, Oswald, l’un des meilleurs amis de Smith, l’encouragea dans son dessein, et Hume, prévenu, chercha plusieurs fois à le rencontrer, dans le but de le décider. Sir Townsend n’avait d’ailleurs pas besoin de sollicitations pour persister dans son projet : d’un caractère obstiné et surtout autoritaire, il tenait à imposer ses volontés, et les résistances qu’il sentit dans l’entourage du jeune duc ne firent que fortifier sa détermination, au lieu de l’ébranler.

Ces résistances étaient cependant fondées. Ceux qui connaissaient Smith se demandaient avec inquiétude comment on pouvait songer à confier l’éducation d’un jeune gentilhomme à ce penseur gauche et distrait et à charger du soin d’un long voyage un homme qui n’avait jamais quitté son pays. Smith lui-même ne se sentait pas préparé pour cette lourde mission et il était peu disposé à l’accepter. Au surplus, quoiqu’il eût un grand désir de voyager et de comparer les observations qu’il avait recueillies en Angleterre avec celles qu’il pourrait faire en Europe, il ne pouvait se résoudre à quitter sa vie calme et tranquille, sa chaire de Glasgow où sa situation pécuniaire était pour toujours assurée.