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« Mais qu’est-ce que tout cela fait à mon livre, dites-vous ? – Mon cher monsieur Smith, prenez patience, disposez votre âme à la tranquillité ; montrez-vous philosophe pratique, comme vous l’êtes par état ; pensez à la légèreté, à la témérité, à la futilité des jugements ordinaires des hommes : combien peu la raison les dirige dans tous les sujets, mais surtout dans les jugements philosophiques, qui passent de beaucoup la portée du vulgaire :

– Non si quid turbida Roma
Elevet, accedas ; examenve improbum in illa
Castiges trutina : nec te quasiveris extra.

« Le royaume du sage, est dans son propre cœur ; ou, si jamais il étend plus loin ses regards, il se borne au jugement d’un petit nombre d’hommes choisis, libres de préjugés et capables de l’apprécier. Rien, en effet, ne peut donner une plus forte présomption de fausseté que l’approbation de la multitude, et Phocion, vous vous en souvenez, soupçonnait toujours qu’il avait dit quelque sottise quand il se voyait accueilli par les applaudissements de la populace. Supposant donc que par ces réflexions vous êtes préparé à tout, j’en viens enfin à vous annoncer que votre livre a éprouvé le plus fâcheux revers, car le public semble disposé à l’applaudir à l’excès. Il était attendu par les sots avec impatience et la tourbe des gens de lettres commence à chanter très-haut ses louanges. Trois évêques passèrent à la boutique de Millar pour l’acheter et pour s’informer de l’auteur. L’évêque de Peterborough dit qu’il avait passé la soirée dans une société où on élevait ce livre au-dessus de tous les livres de l’univers. Le duc d’Argyle parle en sa faveur d’une manière plus décidée qu’il n’a coutume de le faire ; j’imagine qu’il le considère comme une production exotique ou qu’il croit que l’auteur pourra lui rendre service aux élections de Glasgow, Lord Littleton dit que Robertson, Smith et Bower sont la gloire de la littérature anglaise. Oswald proteste qu’il lui est impossible de juger s’il a trouvé dans ce livre plus d’instruction ou plus de plaisir ; mais vous voyez bien quel cas on peut faire du jugement d’un homme qui a passé sa vie dans les affaires et qui n’a jamais vu aucun défaut dans ses amis. Millar triomphe et se vante que les deux tiers de l’édition sont déjà écoulés et qu’à présent le succès n’est plus douteux. Vous voyez que c’est un fils de la terre qui n’évalue les livres que par les profits qu’il en tire. Sous ce rapport, je ne doute pas que ce ne soit là un excellent livre. »

Charles Townsend, qui passait pour l’un des meilleurs juges