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pour celui qui donne et pour celui qui reçoit. » Toutefois, Smith avait déjà assez ébranlé les préjugés des hommes d’État anglais pour que, malgré une pétition de 80 000 manufacturiers du comté de Lancaster, le projet fût voté à Londres avec quelques modifications ; il n’en fut pas moins rejeté par l’Irlande même qu’il avait pour but d’émanciper. Pitt échoua, mais il n’avait pas craint de mettre en jeu sa popularité pour faire prévaloir les idées de Smith : c’est un titre de gloire pour l’un et pour l’autre.

Le maître ne se méprenait nullement d’ailleurs sur la difficulté qu’il rencontrerait pour faire pénétrer ses idées dans la masse de la nation et surtout pour les faire accepter par la classe les industriels et des commerçants. Chacun connaît cette phrase amère, qui dépassait peut-être ses appréhensions, mais qui fait sentir combien le célèbre philosophe croyait peu à la ruine prochaine du système mercantile. « À la vérité, dit-il[1], s’attendre que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que de s’attendre à y voir jamais se réaliser la république d’Utopie ou celle de l’Océana. Non seulement les préjugés du public, mais, ce qui est beaucoup plus impossible à vaincre, l’intérêt privé, d’un grand nombre d’individus, y opposent une résistance insurmontable. Si les officiers de l’armée s’avisaient d’opposer à toute réduction dans l’état militaire, des efforts aussi bien concertés et aussi soutenus que ceux de nos maîtres manufacturiers contre toute loi tendant à leur donner de nouveaux rivaux dans le marché national ; si les premiers animaient leurs soldats comme ceux-ci excitent leurs ouvriers pour les porter à des outrages et à des violences contre ceux qui proposent de semblables règlements, il serait aussi dangereux de tenter une réforme dans l’armée qu’il l’est devenu maintenant d’essayer la plus légère attaque contre le monopole que nos manufacturiers exercent sur nous. Ce monopole a tellement grossi quelques-unes de leurs tribus particulières, que, semblables à une immense milice toujours sur pied, elles sont devenues redoutables au gouvernement, et, dans plusieurs circon-

  1. Rich., liv. IV, ch. II (t.II, p.60).