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l’une de l’autre, savoir : une sympathie directe pour les sentiments de la personne qui agit et une sympathie indirecte pour la gratitude de la personne que l’action de l’autre oblige. »

Cette explication par la sympathie de l’idée de mérite et de démérite est très ingénieuse, mais elle n’est pas exacte, et même, contrairement aux autres théories de Smith, elle n’est pas complètement vraisemblable. En effet, d’après ce système, nous n’avons une idée du mérite d’une action qu’en partageant la reconnaissance de l’obligé, mais, lorsque cet obligé est ingrat, son bienfaiteur est-il moins méritant ? De même, lorsque, par bonté, l’offensé ne s’indigne pas contre le méchant, celui-ci est-il moins déméritant ? Non, l’idée de mérite et de démérite est indépendante de tout sentiment de reconnaissance ou de vengeance éprouvé par l’obligé ou la victime. Lorsque nous avons connaissance d’une belle action qui a coûté un certain effort à. son auteur, notre raison nous dit que cet homme a droit à une récompense ; de même, lorsque nous assistons à un acte injuste, elle nous dit que l’auteur doit être puni. Nous sympathisons, il est vrai, avec le premier, et nous éprouvons de l’antipathie pour le second, mais ces sentiments n’interviennent qu’après le jugement : ce n’est pas à notre sympathie pour l’homme vertueux que nous reconnaissons qu’il fait bien, nous sympathisons avec lui parce que nous avons jugé auparavant que son action est bonne. Toutefois, cette opération de l’esprit qui juge de la bonté d’une action est très rapide, et elle a pu échapper à Smith, tandis que le philosophe écossais a été frappé par la persistance du sentiment qui suit immédiatement l’appréciation morale.

L’erreur de l’auteur tient à la même cause lorsqu’il cherche à expliquer le remords et les joies de la conscience, phénomènes qu’il a peints, cependant, avec beaucoup d’exactitude. « Celui qui viole les lois les plus sacrées de la justice, dit-il[1], ne saurait réfléchir sur les sentiments qu’il inspire aux hommes, sans éprouver toutes les angoisses de la terreur, de la honte et du désespoir. Quand la passion qui l’a conduit au crime est satisfaite, et qu’il commence à réfléchir sur sa conduite passée, il ne peut approuver aucun des motifs qui l’ont déterminé. Il se trouve

  1. Théorie des sentiments moraux, IIe partie, sect. II, ch. II, p. 95.