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Quand elle se vit bien seule en face de la marée basse et de l’extrême couchant, Ludivine se mit à marcher à même les galets de la grève.

Elle tournait le dos à la ville, s’en allait plus loin que le grand phare éteint et plus loin que le vieil hôpital, ancienneté pittoresque, s’en allait vers cette promenade singulière que personne ne fait jamais, où, presque toujours, deux ou trois barques finies achèvent de mourir en face du large.

Là, le sable est incrusté, le sable est farci de méduses rondes, glauques, lumineuses, verreries inquiétantes. La vase qui devient la mer ; les barques de pêche qui ont l’air, à toutes voiles, de glisser sur la vase ; les reflets longs dans la vase désolée ; l’estuaire ; et, devant, la verdure normande qui descend, qui, retenue par une palissade de bois, déborde pourtant jusque sur la grève, jusque sur la vase ; à deux pas, le port, les rues, tout cela hybride, tout cela trouble et lucide, sain et malsain, énergique et mou, positif et halluciné, tout cela, brume vaporeuse et forte saumure, herbages et marécages, ville et campagne, barques mortes et barques vivantes, tout cela forme l’âme, l’âme profonde, rare, insoupçonnée, de ce pays si connu, si méconnu…

Ludivine s’en allait par là sans savoir pourquoi, par animal instinct de trouver la solitude afin d’y cacher la blessure reçue.

Elle portait sur ses joues, vivantes et insupportables, ses deux gifles. Quelle honte ! Quelle honte ! Pourquoi tant de honte ?

Le désir de la vengeance la tenaillait. Elle y mettait la violence ancestrale qui, dans les sagas du Nord, redresse les femmes battues par leurs hommes.

Elle n’était qu’une gamine, et sa paire de claques, certes, elle l’avait méritée ! Qu’était, alors, tout cet honneur rebiffé dans son âme de quatorze ans, dans son âme de petite coureuse de rues,