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Si le petit Le Herpe, ce soir, allait faire naufrage comme le grand Le Herpe ?

Un frisson profond court dans les vertèbres de la petite femme. Ce n’est pas d’amour qu’elle aime Delphin ; mais il est son frère d’élection, presque son enfant. Elle sait bien qu’elle l’a recueilli, sauvé d’un abîme. Mais ne l’a-t-il pas, lui aussi, sauvée d’un abîme ? Delphin, c’est sa rédemption et celle de toute la famille. Sans lui, sans sa noble petite présence au logis, que serait aujourd’hui la fille Bucaille, qu’une précoce et triste femme à matelots ? Que seraient ses frères, sa malheureuse mère, que serait son père, déjà tombé si bas ?

Perdue dans la tempête, avec ses vêtements qui claquent comme des drapeaux, elle revoit une fois de plus le fantôme du grand Le Herpe, spectre secret de sa vie. L’idée d’un châtiment qu’elle doit subir ne l’a jamais quittée, au fond. Delphin noyé, ce soir, comme son père, ne sera-ce pas le châtiment du crime obscur qu’elle a commis par une certaine nuit tombante, en souhaitant la mort au beau marin doré ?

À quoi va-t-on penser, quand on est seule avec la mer et le ciel déchaînés, sur une jetée, au crépuscule ? Ludivine regarde en rêve l’ex-voto inachevé du mousse, ce diminutif qui doit, un jour, naviguer dans le tout petit infini d’une bouteille blanche. Ses lèvres d’enfant impie remuent : « Si je faisais un vœu, moi aussi ?… »

Elle n’a pas eu le temps de céder à cette faiblesse qui l’étonne. Une première barque, couchée parmi le ciel et la mer qui se rejoignent, vient de lui apparaître. Ils rentrent ! Ils vont tous rentrer ! La première a gagné l’avant-port. Une autre la suit, toutes les autres. Elles n’ont gardé que le foc, ce compagnon des tempêtes. Ludivine les nomme au passage. Voici, toute déteinte et vite reconnaissable, la pauvre Espérance.

Delphin est sauf !

Vite, Ludivine, cachée dans son fichu, se met à courir, tournant