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Delphin ne lève pas les yeux.

— Oh ! mais si !… J’suis tout plein bien, au contraire ! J’mange comme vous autres, j’suis bien logé, et tout l’monde est d’amitié pour moi comme si j’étais de la famille. Et puis j’aime bien mon travail…

— Tu t’dépêches d’aligner le bon, mais tu passes c’qui te déplaît !… remarque-t-elle.

— Y a rien qui me déplaît !… Faudrait être bien mal racé pour me plaindre, moi qu’ai été ramassé à l’hospice !

Un petit bruit d’assiettes, la porte du buffet qui claque. Puis :

— Tu te dis dans toi que l’bastringue est trop souvent dans la maison, à côté de ce que c’était chez toi !…

Delphin ne quitte pas du regard la pomme de terre qui l’occupe.

— Chacun sa mode ! dit-il évasivement.

Ludivine attrape le mot au vol.

— La nôtre ne ressemble pas à la tienne, toujours !

Elle rit.

— Tu te dis dans toi que ça a l’air poissonnier de crier comme on crie ici !

Cet acte de contrition, tout déguisé qu’il soit, n’échappe pas à l’adolescent. Il relève la tête, cette fois, pour protester :

— Toi ?… Tu jettes ta goulée, mais t’as pas d’vice de cœur. À la détournée de la main, C’est déjà fini !

Arrêtée dans son va-et-vient saccadé, Ludivine, sombre, rêve un instant.

— Comment veux-tu, prononce-t-elle presque bas, qu’on vienne à bout de tout c’bétail-là ? L’père se pinte, la mère est molle comme chiffe, les mauvais garçons n’pensent qu’à mal faire…

Elle se tait. L’étrange aventure d’âme qui l’a changée, elle, repasse mystérieusement dans sa mémoire. Elle fixe le mousse avec des yeux graves de femme, des yeux pleins de choses. Et, sous l’empire de ce regard qui fascine, presque malgré lui :