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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

La famille d’une petite amie du Breuil continuait à rester en relations avec nous, mais habitait maintenant Neuilly, ce qui raréfiait nos rencontres. Les deux aînées de ma camarade m’intéressaient désormais autant qu’elle. Toutes, nous étions des jeunes filles, ce qui supprimait les barrières.

Un jour que j’étais chez elles, invitée à un goûter, devant la compagnie elles me présentèrent par mon nom en ajoutant : « Élève de François Coppée. » Mes sœurs avaient raconté. Je ne sourcillai pas. Ce titre qu’elles me donnaient dans un milieu sans éclat me conférait une importance dont j’étais aussi fière que s’il ne se fût pas agi d’une pénible erreur.

Ce fut par la seconde de cette famille que j’entendis pour la première fois chanter :

Votre âme est un paysage choisi,

de Verlaine et Fauré. Elle avait une très jolie voix, et j’aimais l’écouter indéfiniment. La musique est ce que j’aurai, toute ma vie, aimé par-dessus tout.

Une dame veuve, ancienne amie de mes parents, à Honfleur, et qui, tombée dans la gêne, venait d’ouvrir à Paris une pension de famille pour étrangères, nous invita, maman et nous, à la soirée où devait chanter une cantatrice allemande. Quelle joie !

Elle nous donna les Amours d’une femme que nous ne connaissions pas. Nous étions, nous, les trois filles restantes, transportées par cette révélation qui nous ouvrait un nouvel horizon musical.

Sachant que je faisais des vers, l’hôtesse me demanda de réciter un poème. Je me souvins de Provins et je ne refusai pas. Cette maison, pour moi, devint un petit foyer de succès, et j’y retournai chaque fois qu’on m’y invita. J’aimais charmer. Quelque chose de ma vocation d’actrice me revenait. Je modulais ma voix comme une mélodie, tout en récitant mes vers, sûre de l’effet que je produirais, et délivrée pour un moment de toute timidité.


Les quelques années qui précédèrent mon mariage coïncidèrent fort exactement avec la fin du xixe siècle, derniers bondissements d’un monde à son agonie et qui vivait en moi