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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

ristique, toute tremblante sous ses petits yeux pleins d’indulgence, de malice et d’un rien d’ennui, je lui présentai nerveusement l’un des cahiers d’écolière où j’avais l’habitude de recopier mes vers (habitude que j’ai toujours gardée depuis). Il ouvrit le cahier, parcourut pendant quelques instants, et dit :

— Ça vous amuse beaucoup de faire des vers ?

— Oui…

— Moi, je vous conseillerais plutôt de coudre, de faire du ménage… enfin de vous occuper d’autre chose.

Sans broncher, je recevais les coups sur la tête, avec une froideur, une absence de battements de cœur que j’ai toujours retrouvées depuis en face des catastrophes.

Il referma le cahier, me regarda d’un bon regard pâle, et demanda :

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt ans.

Un court petit rire le souleva, suivi d’un soupir profond.

— Vingt ans !… Et ça dit ça comme si c’était tout naturel !

Il haussa les épaules et se leva, la main tendue.

— Dépêchez-vous de le dire, que vous avez vingt ans ! Ça passe si vite ! Au revoir, mon enfant.

Rentrée à la maison avec mon verdict, je racontai à mes sœurs, curieuses de savoir ce qu’avait pensé le maître, qu’il m’avait dit « que ce n’était pas mal du tout ».


Repliée sur moi-même, j’essayais d’ingurgiter. Coudre… faire le ménage… ne plus jamais écrire de vers…

Depuis des années maman essayait en vain de me donner le goût de la couture. Elle avait transmis ses « doigts de fée » à ses quatre premières filles ; les deux dernières ne voulaient rien entendre. Étions-nous toutes deux averties d’un appel du destin ?

Pour soigner des malades dans un hôpital sous la cornette des Filles de la Charité, de même pour gagner sa vie avec sa plume, il est bien inutile de savoir coudre ! (Cependant, des années plus tard, j’ai retrouvé dans mes atavismes l’aiguille maternelle, quand il s’est agi de fabriquer et d’habiller les poupées que j’ai fait figurer dans des expositions et au Salon.)

Coudre !… L’une opposant son obstination originelle et