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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

noirs et les Dames blanches », qui amusaient beaucoup les musiciens et le public.

Dans l’un d’eux j’avais, je ne sais comment, signalé la présence du poète à Paris. Et c’est de là que partit notre amitié.

D’Annunzio, qu’on n’avait pas vu depuis bien longtemps en France, était le lion de la saison. (On dirait aujourd’hui la vedette.) Les grandes mondaines répétaient, excitées : « Il a tout à fait les yeux de son œuvre ! »

Pas un cheveu, le profil d’une médaille de la Renaissance, petit, mince, dès qu’il y avait galerie, il débordait d’un orgueil plein de hauteur qui étonnait assez nos gens, peu habitués à de telles attitudes.

Mais, si l’on n’était que deux ou trois, plutôt deux que trois, nul ne pouvait être plus charmant et plus simple que lui, — j’allais dire plus ingénu.

Tout l’intéressait. Sa façon d’entrer chez vous, de regarder les tableaux aux murs, les bibelots, de respirer l’air d’un logis encore inconnu de lui, laissait l’impression qu’il était en train de faire une grande découverte.

Cet émerveillement d’enfant ou de poète, il l’exprimait par des mots tellement imagés qu’on croyait avec lui pénétrer dans une sphère nouvelle ; et la manière dont il les prononçait, ces mots, leur ajoutait une valeur inattendue. Cet Italien parlant le français y mettait une sorte de précaution. Il détachait la moindre syllabe avec amour, semblait-il. Il en faisait une pierre précieuse. Comme on sentait qu’il l’aimait, notre langue !

De l’accent ? Juste assez pour créer du charme. Mais quelle pureté dans sa phrase !

Un jour, Georges de Porto-Riche me posa la question :

— Savez-vous quel est le seul homme qui connaisse à fond la langue française, non seulement moderne, mais ancienne ? Vous ne devinez pas ? C’est Gabriele d’Annunzio.

Je crois bien que son affectation dans les salons était une espèce de mépris, la réponse de la bête curieuse à ceux qui l’examinent de trop près.

Je le reverrai toujours entrer un matin chez nous, quai d’Orléans, tenant comme le Saint-Graal, à deux mains, le flacon (que j’ai gardé) contenant un parfum rare combiné par