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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

lire quelque ouvrage à ce sujet, et ne tarissait plus sur son dada nouveau. Sa femme, ancienne belle du second Empire (beaucoup plus âgée que son époux), attendit une virgule pour placer son mot.

— Ces pauvres petites fourmis, dit-elle ironiquement, leurs petites oreilles doivent leur tinter !

Pendant ce temps, Robert Besnard, l’aîné des garçons, regardait fixement son frère Philippe assis en face de lui.

— Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?

— Ben, je ne sais pas, répondit Robert. Je trouve que tu as l’air d’un idiot, c’est tout !

À ma gauche, ennuyé de ne pouvoir parler aussi, Jean de Bonnefon examinait au mur un grand panneau de chevaux peint par Besnard. Il me faisait l’effet d’un gros seigneur d’autrefois, avec ses cheveux blancs roulés au petit fer, ses lourds yeux bleus et sa prestance imposante. Un jour qu’on le félicitait sur une magistrale page fort peu tendre pour certains, je l’entendis déclarer sans sourciller :

— Au besoin, j’invente pour que ce soit plus atroce.


Autre décor. Dans le salon de Mme de Caillavet, longue galerie où se pressaient toute la littérature et tous les arts, Anatole France, adossé contre la cheminée, écouté par tous, parlait, bégayant, se trompant, se rattrapant. Son œil d’un noir mat accusait encore la blancheur de son visage et de sa barbe. Un jour qu’il en était au plus intéressant de ses phrases difficiles, le mari de Mme de Caillavet traversa toute la galerie en courant. Sa belle-fille s’apprêtait à chanter, et France, sans rien remarquer, continuait une démonstration. M. de Caillavet fonça. Devant la bouche du grand maître, il balaya l’air d’une main irritée, en sifflant un « chut ! » des plus violents qui fit taire aussitôt celui-ci comme un simple bavard.


DUCHESSE DE NORMANDIE


Comment ne me souviendrais-je pas de Charles-Théophile Féret, ce grand Normand que j’appelais « notre Leconte de Lisle à nous », fier poète et commerçant habile, dont la Normandie exaltée et bien d’autres œuvres honorent tant notre province ?