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REVUE DES DEUX MONDES.

plus séculaire. De même qu’il avait trouvé la rue Raynouard et la Roseraie, il mit la main, quai d’Orléans, dans l’ancienne maison du poète Arvers, sur un bel appartement dont le balcon Louis XVI, renflé comme certaines commodes, donne sur la Seine, touffue d’arbres à cet endroit. Nous disposions, dans cet antique immeuble, de l’entresol et du premier.

En dehors de nos amis coutumiers, nous vîmes, quai d’Orléans, passer bien des figures intéressantes.

J’ai retenu dans ma mémoire quelques-uns des êtres rares qui défilèrent à ce moment-là sur l’écran de notre vie.

Je revois Auguste Rodin, imposant comme une de ses plus belles statues. Il avait une façon bien particulière de regarder sans cesse ses propres pieds. Resté longtemps silencieux, il se mettait à parler tout à coup sans s’adresser à personne, et pour dire des choses immenses concernant la sculpture ou l’architecture. Je reçus de lui plusieurs lettres, contenant parfois des fautes d’orthographe, mais toujours quelque phrase à retenir. M’ayant entendue dire des vers, un soir, chez Mme de Caillavet, il écrivit à mon mari « qu’il m’avait prise pour une petite Victoire ».

Quand son atelier fut installé rue de Varenne, dans l’ancien couvent du Sacré-Cœur, je le retrouvai, plus tard, soigné de près par la marquise de Choiseul qui ne cessait de le faire asseoir et de lui envelopper les jambes comme à un malade. Le jardin, autour de l’hôtel, était complètement en friche. J’y découvris, dans un buisson sauvage, une rose rouge préservée par miracle et que je crus le Sacré-Cœur lui-même.

J’ai vu souvent Rodin en compagnie d’Albert Besnard, de sa femme et de quelqu’un de leurs enfants. Nous dînâmes, un soir, à Bellevue, en cette belle compagnie. Albert Besnard et Mme Besnard, tous deux grands et gros, avaient l’air d’un couple de têtes couronnées. Mme Besnard savait merveilleusement s’arranger de sa corpulence. Ses robes larges et flottantes n’en laissaient plus qu’une ampleur pleine de majesté. Si belle, avec ses cheveux sculptés et ses traits de médaille, je n’ai jamais vu femme mieux habillée qu’elle.

Je me souviens de mon premier dîner chez les Besnard, rue Guillaume Tell. Octave Mirbeau fit taire toutes les conversations par un discours fort long sur les fourmis. Il venait de