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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

des bêtes, et surtout de la richesse incomparable de son langage.

Le dictionnaire de ses trouvailles était inépuisable. C’est surtout à elle que je dois d’avoir su faire parler les héros normands de mes livres dans l’Ex-voto et autres romans de terroir ; et je l’ai mise en scène elle-même, sous bien des aspects, dans nombre de contes et nouvelles.

Elle était en bas fermière, en haut cuisinière, — et bonne cuisinière. Chaque matin, quand elle montait pour prendre son service, je la guettais, en attente de nouvelles sensationnelles. Lorsqu’elle n’avait rien à raconter sur les siens ou sur la ville (car, ne sortant jamais, elle savait ce qui se passait dans toutes les maisons), elle rapportait les faits et gestes du bétail ou de la volaille. J’aurais voulu connaître quelque appareil enregistreur pour retenir tout ce qu’elle disait, goguenarde, mordante, elliptique comme le sont les paysans de mon pays, et, comme eux, gardant tout son flegme aux passages les plus drôles de ses récits. La rusée créature savait très bien qu’elle m’intéressait et m’amusait, mais ne le laissa jamais voir. À part les grands jours de furie, elle avait une voix douce et mielleuse, et des petits gestes maniérés qui faisaient encore plus saisissante la verdeur de son langage. Sa tête aux traits réguliers était coiffée d’une folle chevelure frisée et blonde qu’elle disposait, coquette, en casque luisant. Au-dessus de son embonpoint, toujours vêtue de noir, elle portait avec fierté cette tête d’or où s’enfonçaient deux petits yeux bleus auxquels rien n’échappait. Sa fraîcheur était celle d’un Rubens.

Devenue aveugle sur la fin de sa vie, elle qui créait des drames ou des comédies avec rien, elle ne parla presque plus, resta dans un coin de sa cuisine, marmottant un chapelet, mais, quand même, tâtant les billets et les monnaies à l’heure des comptes, car elle ne pouvait renoncer tout à fait à son empire.


RODIN ET ALBERT BESNARD


Entraîné par ses réussites en ameublement, mon mari jugea que, pour faire pendant au Pavillon, il nous fallait à Paris un logis plus grand et dont l’arrangement serait d’un style